Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 1.djvu/80

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
73
LES HOMMES, LES DIEUX

tions organiques, — des cris de l’animalité aux premières articulations qui allaient constituer l’homme pensant et parlant, — c’est-à-dire donnant cours à sa pensée. « C’est en noms que nous pensons, » a dit fortement Hegel. L’évolution des organes vocaux et cérébraux s’y trouve nécessairement associée. Il n’y a point d’évolution qui ne soit en correspondance d’évolutions simultanées. Ne voyons-nous pas toutes évolutions de complexes voisins tantôt se combattre et tantôt s’entr’aider ? Nous n’avons donc aucun phénomène nouveau à invoquer. Pourquoi s’exclamer spécialement à un phénomène particulier, quand tout ce que nous pouvons faire, du phénomène universel qu’est le Cosmos, c’est d’essayer de le pénétrer ?

Max Muller, qui nous demande d’accepter comme un fait le récit biblique de la création de l’homme formé du limon de la terre et recevant dans ses narines le souffle de la Divinité, ne va pas jusqu’à supposer que « Dieu ait composé pour nous un vocabulaire et une grammaire enseignée au premier homme ». Pourquoi pas ? Il faut, cependant, que l’invention de la langue soit divine ou humaine. Le miracle est partout ou il n’est nulle part. Sur un point d’interrogation on ne peut pas fonder les lois expérimentales de la philologie. En dépit de nous-mêmes, l’infrangible liaison des phénomènes doit nous conduire nécessairement d’un phénomène déterminé à un autre phénomène en voie de détermination. Pas plus de place pour le miracle partiel que pour le miracle total. « Il n’y a dans le monde, prononce Aristote, pleinement confirmé par la science moderne, aucune pièce de rapport sans lien avec le reste, comme dans une mauvaise tragédie. » S’il en était autrement, au lieu d’un univers, il y en aurait plusieurs, et lesquels ?

Max Muller n’avait pas encore appris, à l’école de Lamarck et de Darwin, quelles durées de temps sont nécessaires pour conditionner et développer les gymnastiques de l’habitude lamarckienne, productrice d’animations nouvelles. De ce qu’il conduit toute la phénoménologie du langage jusqu’au « seul résidu inexplicable des racines, » notre éminent philologue en conclut, cependant, qu’il ne peut être question d’une « révélation divine du langage ». « Il est très vrai, dit-il, que le langage a accompli de belles choses, mais il le fait sans le secours du merveilleux, du moins si nous prenons ce mot dans le sens qu’on lui attribue dans