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AU SOIR DE LA PENSÉE

phénomène indépendant de tous autres, que nous n’avons jamais rencontré. En d’autres termes, notre personnage, déterminé par des phénomènes dits de causalité, deviendrait une cause ultime sans avoir, à aucun moment, fait fonction d’effet, comme c’est le cas de la Divinité. On me dira que, théologiquement, la Divinité est la cause ultime de tout. Ce serait donc à la Divinité que reviendrait, avec la liberté totale, la suprême responsabilité. Conclusion : le Dieu seul est responsable de toutes choses, et c’est l’homme qui se voit frappé. On voit à plein, ici, l’ingénuité de l’invention du « libre arbitre » de l’homme pour écarter de Dieu la responsabilité du mal qu’il a créé.

N’étant pas Divinités, de qui ou de quoi sommes-nous dépendants ? Le déterminisme nous trouve dépendants des phénomènes dont nous sommes le produit. La métaphysique noire nous veut « libres », c’est-à-dire sans aucune dépendance, au moment même où elle nous met sous la dépendance de son Dieu qui nous punit à tour de bras pour le crime d’être tels qu’il nous a faits.

Il est devenu impossible de contester que le monde est une détermination de phénomènes coordonnés, puisque personne jusqu’ici ne nous a fait voir un phénomène premier, hors du Dieu qui échappe à toute observation d’expérience, et ne se présente jusqu’ici que comme un mot sans correspondance de positivité. À la métaphysique donc, il appartient d’expliquer ce que peut bien être une liberté dont nous sommes l’organe, sous la dépendance absolue d’une cause universelle dont l’arbitraire s’exerce à tout moment sur notre destinée.

Nous nous sentons libres, dites-vous ? Le sommes-nous ? C’est toute l’affaire. On nous prêche depuis longtemps que nos sensations des objets ne sont que des représentations plus ou moins fidèles, et qu’il importe de distinguer l’image de la réalité. Je ne le contesterai pas. Cependant, lorsque toutes nos observations s’accordent, avec confirmation de tous les contrôles disponibles, la sensation peut être tenue provisoirement pour vérifiée. Il s’agit de savoir si cette condition se trouve ici remplie, et si nous sommes bien autorisés à conclure de la sensation de liberté à la réalité du phénomène. Or, nous ne découvrons là qu’un complexe de sensations simultanées ou successives, dont la synthèse organique fait toute l’unité. Alléguer que nous avons