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AU SOIR DE LA PENSÉE

Telle construction de cosmologie, telle correspondance de l’organisme humain qui l’a conçue, pour s’y faire une place d’honneur. « Heureux les pauvres d’esprit »[1] est la formule nécessaire des premières théocosmologies.

Cependant, notre initial besoin d’activité personnelle n’est-il donc pas d’apprendre pour nous ordonner, pour vouloir et agir dans le plein développement des activités de l’univers ? Vivre en hommes après avoir humainement connu, humainement parlé, humainement voulu, sous la voûte infinie, n’est-ce donc pas le but qui s’offre à nos flèches de proche ou de lointaine envolée ? Pourquoi renoncer au plus sûr, au plus beau de nous-mêmes, pour l’emploi d’une vie à dépenser, comme le voulait Pascal, dans l’unique anticipation de la mort ?

L’homme est de faiblesse et de puissance mêlées. Pour en dégager les composantes positives, il lui faut se connaître soi- même, comme le demandait Delphes. Mais il ne peut se connaître qu’à sa place dans son univers, selon ses conditions de vie terrestre, au lieu de se décréter surhumain parce qu’il préfère la commodité des rêves aux laborieuses déterminations de l’objectivité. Hommes ou fantômes : à nous de choisir notre destinée.

Ce que nous avons cherché, ce que nous avons mis dans nos cosmogonies, ce sont, en vérité, des romans de nous-mêmes, au lieu des déterminations objectives superbement annoncées. Nous avons voulu l’univers à l’intention de l’homme, au lieu de déduire l’homme du monde qui l’avait formé. Ignorants de l’interdépendance des phénomènes, une synthèse d’imagination devait précéder, dans notre entendement, la connaissance d’observation. Aujourd’hui, par les progrès de l’évolution, une procédure d’expérience colligera les matériaux de l’analyse cosmique pour l’établissement d’une synthèse de coordinations où s’insèrent les réalisations de l’homme pensant. Je vois bien que nos imaginatifs regrettent d’avance les pâles voluptés du rêve sur commande. Patience, toutefois. L’expérience a suscité des sensations de grandeurs qui ne pouvaient être le privilège des primitives pauvretés. Il n’est besoin, pour des joies toujours plus hautes, que de nous attacher invinciblement aux rigueurs désintéressées du devoir envers nous-mêmes, réalisé par le devoir envers autrui.

  1. N’est-ce pas la formule même de Pascal : « Abêtissez-vous » ?