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COSMOLOGIE

défi à notre enquête d’observation, parce que nous n’avons pu jusque-là que rêver ses problèmes sous prétexte de les résoudre d’emblée. Et ce « voile », ce « voile » mystérieux des choses qui résiste, d’une opiniâtreté si longtemps victorieuse, à nos obstinés espoirs d’une pénétration, ne voilà-t-il pas que c’est du monde énigmatique de la Divinité que nous vient le défi de le soulever. Est-ce donc notre impuissance définitivement prononcée ? Ou n’y reconnaîtrons-nous pas le plus haut appel des mystères cosmiques à redoubler d’efforts pour les déchiffrements de positivité ? La Déesse de Saïs n’a pas prononcé : « Nul mortel ne soulèvera mon voile. » Elle a dit : « Nul mortel ne l’a jamais soulevé. » Qui le tente ? Toute la vie terrestre pour relever le défi.

Cependant, n’y aurait il pas dans cette hautaine parole, qui nous vient de Plutarque, la marque de l’hellénisme le plus caractérisé ? Avant les temps historiques, déjà la mer Égée s’était offerte aux fusions de la pensée égyptienne et de l’incomparable Ionie, où se déployait l’agression téméraire contre les voiles de la Divinité. La fondation de Thèbes, les statuettes égyptiennes des tombeaux de Mycènes, les boucliers grecs de caractère égyptien[1], trouvés dans l’antre de Crète où Zeus fut élevé, l’Apollon coiffé du pschent, l’Apollon de Milet[2], la Héra de Samos, la stylisation égyptienne, les récits d’Hérodote, tout pleins de rapprochements dans le monde divin, attestent de communes activités de pensées. Si la Grèce fut miraculeuse, comme le veut Renan, c’est peut-être que l’Asie et l’Égypte s’y rencontrèrent pour le « miracle » de l’homme pensant. Et si l’Égypte elle-même, en ses profondeurs, nous révèle surtout un choc d’impulsions asiatiques filtrées aux fragmentations des continents hellé- niques[3] éminemment favorables à l’individualisme de la pensée, nous aurons saisi sur le vif une assez belle origine de l’évolution

  1. Musée de Candie.
  2. Au Louvre, un beau bronze archaïque qui est une libre réplique de l’Apollon Didyméen (fin du sixième siècle) nous montre, chez le sculpteur de Sicyone, le fameux Kanakhos, ce droit alignement d’épaules carrées qui est un des traits les plus marqués de la statuaire égyptienne.
  3. Les Doriens, quoi qu’en aient dit les Allemands, n’ont jeté dans le moule de l’Hellade qu’une puissance de volonté robuste, à ne pas dédaigner dans l’amollissement ionien.