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COSMOGONIES

distinctif de la bonté est le savoir ». N’ai-je pas remarqué, malgré certaines apparences, que connaissance et morale ont une tendance générale à marcher de compagnie ? Si les hommes s’y trompent, c’est qu’il y a différents degrés d’assimilation de la connaissance, tandis que le verbalisme étant de monnaie courante, la sentimentalité y impliquée est d’une réalisation plus tardive, car il faut surtout sentir au plus profond de soi-même pour agir, c’est-à-dire vouloir irrévocablement des réalisations d’activité heureuse dans l’ordre universel. Je dis vouloir d’une volonté désintéressée — notion morale à laquelle n’atteignit pas le bouddhisme, pas plus que notre christianisme d’hier et de ce jour.

Le sort du bouddhisme fut nécessairement celui que commandait l’état des émotivités plutôt que des intelligences. Ce sont deux actes fort différents d’instituer une métaphysique religieuse ou de la faire vivre dans l’obscure, mais décisive, « compréhension » des peuples qui prétendent la pratiquer. J’ai brièvement rappelé les maîtresses données de la grande réforme de Çakya-Mouni. Ni Dieux, ni âme, ni prière. Aujourd’hui, le culte, ou si vous aimez mieux, la vénération des images et des reliques[1] manifestée par l’offrande d’une fleur et d’une libation. La méditation, poussée jusqu’à l’extrême de la puissance intérieure. Une vie d’ascétisme et de mendicité pour la conquête du « mérite » que la transmigration des êtres doit conduire jusqu’à la récompense suprême de l’anéantissement[2].

Un petit groupe d’exaltés faisant cortège au Maître eût pu maintenir et même consolider la doctrine, pour un temps, dans la félicité de vivre au plus haut de leurs émotions. Mais les émotivités, les pensées, et surtout les volontés profondes, ne

    fruits de leur panier. C’est leur suprême défense. Mais que la vache sacrée s’étale au milieu de la rue, personne ne voudra la déranger. L’hymne sacré compare les nuages aux vaches célestes dont les flèches d’Indra, Dieu solaire, percent le pis pour arroser la terre du liquide divin qui doit la féconder. Roman de poésie ! Des Résidents anglais m’ont dit avoir renoncé à laisser paraître la viande de bœuf sur leur table pour ne pas scandaliser leurs serviteurs. Sauf l’ânesse de Balaam, le corbeau et la colombe de Noé, l’ânesse de Jésus et la baleine de Jonas, notre judéo-christianisme ignore les animaux. Il a fallu des laïques pour des recommandations de bonté à leur égard.

  1. Voir Bournouf, Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien.
  2. Je juge plus simple d’appeler les choses par leur nom. Cf. Burnouf, Le Nirvâna n’est rien s’il n’est pas la fin de la sensibilité.