Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 1.djvu/403

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
396
AU SOIR DE LA PENSÉE

il n’y aurait pas eu besoin du Bouddha, pas plus que de Jésus.

L’athéisme (Nâtikya) est expressément condamné par Manou. Il s’était donc manifesté. Mais moins par la négation directe des Dieux védiques — irrésistible élan de poésie — que par le refus d’admettre le monde verbal des abstractions entitaires où la métaphysique de l’Inde se rue. Le bouddhisme se garde des Dieux classiques qui ne sont eux-mêmes que des émanations de Brahman, l’Être universel.

« L’Ame[1], dit Manou, est l’assemblage des Dieux ». « L’univers repose dans l’âme suprême. C’est l’Âme qui produit la série des actes accomplis par les êtres animés… Le Brahmane, par le secours de la méditation, se représente le grand Être comme le souverain maître de l’univers, comme plus subtil qu’un atome, comme aussi brillant que l’or le plus pur et comme ne pouvant être conçu par l’esprit que dans le sommeil de la contemplation la plus abstraite. Les uns l’adorent dans le feu élémentaire, d’autres dans Manou, Seigneur des créatures, d’autres dans Indra, d’autres dans l’air pur, d’autres dans l’éternel Brahman. C’est ce Dieu qui enveloppant tous les êtres d’un corps formédes cinq éléments, les fait passer successivement à la dissolution par un mouvement semblable à celui d’une roue. » Ne sommes-nous pas là tout près de l’évolution ?

On vient de voir que Manou connaît l’atome. De son âme universelle, à notre présente doctrine de l’énergie, il n’y a pas beaucoup plus qu’une distinction verbale. Ceci, précédé d’un exposé de la transmigration des âmes[2] où il nous est dit que « le signe

  1. Entendez l’âme universelle.
  2. Le premier résultat de la doctrine de la transmigration des âmes fut de conduire à l’interdiction de tuer les animaux. Dans l’Inde, le principe demeure toujours maintenu pour la bonne règle. Non seulement le Brahmane est supposé s’abstenir de toute alimentation carnée, mais vous verrez des gens suivre, sur les routes, les parties les plus raboteuses pour épargner les insectes enclins aux pistes aplanies. Cependant, le Bouddha est mort d’une indigestion de porc, et la sophistique ordinaire se contente d’interpréter le verbe, en alléguant qu’on peut se nourrir de la chair d’un animal, si on ne l’a pas tué. Il n’est pas toujours besoin de jésuites authentiques pour jésuitiser. On sait que la Déesse Kali veut du sang. Elle obtient généralement celui d’un chevreau. La vache sacrée, triomphante, a réussi à se tirer d’affaire. De la tuer il ne peut être question. Je l’ai vue recevoir, cependant, de bonnes tapes quand elle devient trop entreprenante. À son passage, les marchandes couvrent d’un mouchoir les