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AU SOIR DE LA PENSÉE

à progresser, à se réaliser dans leur puissance, renouvelant sans cesse l’homme du devenir, par une activité mentale où s’accroît la personnalité du penser (avec ses inévitables tendances à différer), cependant que les légendes cosmogoniques de premier jet ne se fixent peu à peu par leurs symboles que pour être progressivement dépassées. Nuit polaire d’âges incalculables, d’où le phénomène de la conscience est issu par des achèvements de sensations associées en état continu d’évolution.

Si l’on vient à s’aventurer dans les cosmogonies de nos présents sauvages (Indiens d’Amérique, Polynésiens, etc…), on découvre que les thèmes diffèrent moins que les affabulations. Les mêmes impuissances se heurtent aux mêmes difficultés de connaître, aux mêmes contours de rêveries, tandis que des mythes grossiers donnent cours à toutes broderies d’imagination venues du fond commun. Comment retrouvons-nous chez les Algonquins le corbeau de Noë ? En pareille matière, on doit s’attendre à tout.

Les Australiens, dit-on, n’auraient pas de cosmogonies. Irrémédiable aveu d’infériorité ! Les Indiens de l’Amérique du Sud n’en ont que des traces : marque indélébile d’une inertie mentale caractérisée. Toutes les cosmogonies ont ce trait commun de tendre à réduire l’univers au plus petit nombre d’éléments originels. Le simplisme de l’ignorance, comme la complexité de la connaissance, est en quête d’unité. Babylone nous offre deux cosmogonies opposées, dont l’une invoque l’eau, l’Océan, à titre d’élément primaire. L’Océan cosmique se retrouve dans l’Inde, en Égypte, en Grèce. Cependant, au long de la vallée du Nil, différentes cosmogonies se sont fait jour. À Éléphantine nous rencontrons l’œuf cosmique de l’Asie[1], sorti de la boue du Nil, tandis qu’à Memphis on nous représente la terre comme sculptée par l’ouvrier divin.

Il se comprend assez que le golfe Persique et les deux fleuves de la Mésopotamie soient demeurés la clef des rêves babyloniens. La Perse, avec son dualisme zoroastrien[2] d’Ormuzd et d’Ahriman au combat pour les victoires successives du bien et

  1. Ne retrouvons-nous pas l’œuf cosmique jusque dans Aristophane ?
  2. L’Avesta, livre sacré des Perses, est écrit en langue Zend. Zoroastre est de Bactres. Il ne vient donc ni de l’Indus, ni du Gange.