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AU SOIR DE LA PENSÉE

ment sentie quand les recherches de la biologie nous découvrent que tous ces organismes, qui s’opposent et s’entre-tuent pour vivre, sont de fraternels rejetons de la même parenté. Caïn, puissant symbole ! Du protozoaire au suprême échelon d’humanité, une filiation ininterrompue d’interdépendances nous fera retrouver partout et toujours les traits communs des communes activités organiques à tous les stages d’une ascendance indéfinie. Si bien que l’investigation positive, après les défaillances de l’interprétation mythique, nous montrera l’humain sous l’aspect, non plus d’un demi-Dieu manqué, mais d’une figure mouvante des évolutions de la vie, jusqu’au point d’arrêt inconnu que notre rêve tentera vainement d’anticiper.

Ainsi, la forêt millénaire, avec les témoignages de ses armatures géantes, après avoir évoqué les images virtuelles des mythes shakespeariens, nous ramène, par l’évolution de la connaissance, aux drames, autrement grandioses, de ce qui est. Chances de l’homme pensant qui œuvre à sa mesure dans les tumultes de ses espérances et de ses déceptions !

Pour beaucoup, hélas ! le terme arrive prématurément, de vies incoordonnées qui furent surtout d’une course aux apparences, c’est-à-dire aux figurations qui font insuffisamment office de réalités. Vienne le dénouement d’un scénario vide de substance : un bruit de paroles au vent qu’aucun sens d’humanité n’accompagne. Est-ce donc avoir vécu que d’avoir passé les yeux clos ? Comment attendre un éclat des flambeaux de la vie, quand, de la lumière des choses, on ne retient que les fumées ? À ce spectacle de défaillances, opposez la puissance irrésistible de l’homme évolutif, qui, osant concevoir l’entreprise de vivre sa pensée, n’a vu, dans l’aventure d’une forme qui va se dissoudre, que le noble achèvement d’une occasion de s’efforcer.

Qu’est-ce donc que l’homme primitif a pu découvrir de lui-même et du monde au premier tressaillement de conscience qui déchira le rideau des sensations obscures pour constituer un début de connaissance à la fortune des interprétations ? De ce drame organique, en dépit des légendes sacrées, nos frères animaux, bien qu’ils n’en aient pas poussé l’aventure, réclament la primeur. Venus longtemps avant nous, ils ont, si j’ose dire, étrenné le soleil, avec les résultats acquis de son activité, dans la mesure de leurs moyens.