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CONNAÎTRE

un fâcheux trait de biographie dont les Essais ne disent rien. Aucun doute sur les exigences du devoir ne put alors prévaloir sur les timidités de son courage. Suffit-il donc de s’embusquer aux carrefours de la pensée pour lancer des flèches acérées à la fortune des rencontres[1] ? Ce n’est point ainsi que Rabelais conçut sa vie de combativité.

On ne pourrait rattacher l’œuvre de Rabelais à une monographie du doute que par voie de contraste, car s’il fût jamais pages où retentit, au-dessus des tumultes humains, la clameur des virilités de la connaissance, ce furent certainement celles-là. La pensée capitale n’est rien de moins que d’une complète révolution mentale. Et laquelle ? La subversion totale de l’ordre institué sous la main de l’Église implacable. L’avènement d’un monde nouveau de liberté. Sans doute avait-il fallu d’héroïques douleurs pour préparer les voies. Montaigne montre assez, par l’art suprême d’un doute de convention, combien nous étions encore loin des entreprises de la connaissance positive. Rabe-

    de son successeur, il refusa de rentrer dans sa ville « vu le mauvais état où elle est ». — « je m’approcherai le plus près de vous que je pourrai, répondit-il, c’est-à-dire à Feuillasse si le mal n’y est arrivé. »

  1. Il n’est jamais trop tard pour s’amender. Un ami, que je tiens pour l’une des plus hautes intelligences de notre temps, me dit une fois de plus que j’ai mal jugé Montaigne, et voici qu’à l’heure du bon à tirer, une crainte me vient décidément de me trouver en faute. Peut-être ai-je exprimé d’une façon trop brutale les réactions de ma propre sensibilité sur la sensibilité d’un temps dont les formations et le caractère ne me sont pas suffisamment familiers. Je ne me pardonnerais pas d’avoir trop facilement laissé courir ma plume à l’occasion d’un personnage de cette puissance et de cette qualité, qui honora son temps et son pays comme l’un des, plus grands serviteurs de la pensée. Pascal s’est nourri de Montaigne : cela en dit assez. Ce qui me choque dans le penseur de Gascogne, c’est peut-être sa crainte des sommets, son parti pris de ne jamais viser trop haut, quelque chose comme une défiance des lointains de l horizon. Il n’en est pas moins vrai que Montaigne fut, par excellence, un puissant libérateur. Il n’eut pas la vision scientifique, mais il dégagea, d’une main hardie, les abords de toute libre construction de pensée. Cette œuvre le met vraiment hors de pair. N’est-ce point assez pour nous tenir en garde contre un excès de sévérité ?

    Quant à la fâcheuse attitude de Montaigne dans le désarroi de la peste de Bordeaux, je n’y vois point d’excuses. Mais je ne puis me dispenser de citer un fait qui m’était inconnu. La Boétie serait mort de la peste, et Montaigne, jusqu’à la fin, ne l’a pas quitté d’un moment. Gardons-nous des jugements absolus.