Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 1.djvu/255

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
248
AU SOIR DE LA PENSÉE

d’expressions plus ou moins fidèles, est du même effort qui disposa le grossier instrument de pierre taillée sur le modèle d’un éclat naturel chanceusement approprié. Nous tenons là vraiment un premier, peut-être le premier sursaut de l’homme devant sa propre pensée. Si le document avait pu être déposé chez un notaire, quel prix nous nous serions plu a y attacher !

Sur les rapports du mot et de l’idée, que l’évolution ne cessera d’affiner, on pourrait écrire, on a écrit des livres. Aujourd’hui, ce qui me paraît le plus nécessaire à retenir, c’est que l’incertitude des premiers linéaments de l’idée entraînant les approximations plus ou moins défectueuses du moule verbal, la forme ultérieure débordera souvent le sens initial qui ne s’y peut maintenir. C’est ce que découvre bien vite le traducteur, aussitôt accusé de trahison[1].

Mais, avec ce défaut inévitable, comment ne pas prendre acte de l’adaptation générale des estampages de voix, correspondant, dans toutes les langues, aux formations organiques de la pensée ? Produits parallèles des mêmes organismes, l’idée, et sa figuration doivent coïncider approximativement. Par sa débordante puissance de communication, le mot, armature invincible de toutes relations de pensées, s’établit en dominateur des sociétés humaines. Pourquoi faut-il qu’il n’y ait pas d’accomplissement victorieux qui n’aboutisse, en quelque forme, à une tentation d’abuser ?

L’abstraction qui détache d’un complexe de sensations une sensation particulière pour la fixer idéalement dans la sonorité d’un mot, produit ces subtiles articulations de pensées nécessairement inconnues de l’animal, embarrassé d’un agglomérat de sensations qui ne se peuvent délier. D’autre part, si l’articulation, qui permet tous les assouplissements de pensées, se relâche jusqu’à libérer le phénomène verbal dans le coup de vent d’une imagination déchaînée, nous verrons les mots, sans contrepoids de réalité objective, s’envoler dans les airs, comme un ballonnet en rupture d’attache, et prendre, parmi les nuages, figure d’entités, de Divinités, qui redescendront sur la terre, tels les Dieux de l’Iliade, pour prendre parti dans

  1. Tradutore, tradittore.