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AU SOIR DE LA PENSÉE

qui auraient pour effet de mouvoir « l’immuable ». « Le crime est toujours puni, remarquait plaisamment Flaubert, la vertu aussi ». Le bien nous est donné pour une récompense, et le mal pour un châtiment, avec les chances d’intervensions d’une Providence qui allège qu’elle veut nous éprouver quand ses foudres viennent à contretemps. Quoi qu’il arrive, la Toute-Puissance n’aura jamais tort, grâce à cet artifice ingénu.

À choisir entre ces deux conceptions du monde : gouvernement d’une bonté souveraine qui fait le mal sans le vouloir, et dont nos sollicitations intéressées peuvent changer l’issue, ou souveraineté d’infrangibles coordinations qui constituent « les règles, les lois immuables » des phénomènes. L’accommodation du monde aux fins humaines par les effets d’une volonté divine dont les déterminations nous échappent, ou l’accommodation de l’homme au monde par l’intervention d’une connaissance fragmentaire capable de disposer à sa convenance des moments de rapports qu’elle a déterminés. Des caprices souverains devant quoi s’abîmer, ou des constances de rapports que la connaissance peut permettre d’utiliser. Haud imperatur Naturæ nisi parendo. Ce qui veut dire, en somme, que par des combinaisons particulières de rapports nous obtiendrons infailliblement des effets prévus, tandis que si nous nous en remettons aux prières, il nous est impossible de faire fond sur le résultat. On construit une locomotive avec des coups de marteau, non pas avec des rites d’implorations.

Le gouvernement du monde par des lois universelles, au lieu de volontés arbitraires : voilà le gain formel de la connaissance positive. L’incalculable somme d’efforts séculaires dont la conception de la loi cosmique est le prix, s’oppose à l’ingénuité des imaginations primitives dans la noire geôle desquelles nos dogmatismes de magies s’efforcent encore de nous enfermer. Qui doit l’emporter de la lente évolution des mentalités progressives de la vie organique dont nous représentons l’actuel développement, ou je ne sais quelle contracture tétanique de nescience, « d’abêtissement » humain[1] barrant la route aux

  1. Je ne crains pas de revenir à ce mot puisque c’est celui dont s’est emparée l’audace de Pascal pour le suprême effort de sa démonstration. Un tel esprit ne s’embarrassait guère des contingences. Il ne lui fallait pas moins — fît-ce