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AU SOIR DE LA PENSÉE

pourrait ajouter la durée ? Quel mérite saurait lui conférer l’étendue de ses manifestations ? Oserons-nous donc regretter d’être hommes, c’est-à-dire la plus haute puissance de vie, et gaspillerons-nous ce don merveilleux dans le regret de n’être pas surhumains quand nous avons tant de peine à commencer d’être d’humanité ?

Du fond de leur puits, nos astrologues, il est vrai, nous proposent des magies précieuses, vestiges des premières formations mentales qui céderont lentement la place aux précisions du connaître. Garde qui veut l’ancestrale stupeur des paradisiaques fumées auxquelles nous substituerons peut-être, quelque jour, les douleurs et les joies positives d’une vie d’efforts désintéressés. D’une fixation de stabilité, nous ne trouvons l’amorce nulle part dans l’univers, et la brièveté de cette existence changeante, où se répandent les désolations de la foule, fera la condition même de notre vraie grandeur. Serions-nous quelque chose comme une cime des manifestations cosmiques, qui nous offre la chance, jusqu’au repos final, d’une ascension continue ? Si nous ne trouvons là qu’un sujet de plaintes, l’ultime recours nous reste d’un suicide moral au gouffre de « l’abêtissement », comme Pascal, lui- même, à bout de pénétration, n’a pas craint de le proposer.

Mais, non. Il ne nous faut pas moins que toutes les beautés de la vie couronnées du grand désintéressement de la mort, tant maudite de ceux qui n’ont rien su faire de l’existence. Ultime élan des sensations humaines, comme du plongeur qui, du haut de son rocher, fait confiance à l’abîme où il est attendu. Suprême foulée de la course au fuyant idéal dont le mystère nous tente à travers toutes épreuves, comme l’attestent les nobles martyrs des grandes causes, parmi lesquels brillent du plus pur éclat ceux qui n’attendirent aucune récompense au delà de la vie.

Dans l’indétermination de l’espace et du temps, il me suffit d’accepter les relativités des heures au développement desquelles mon sort est de collaborer. De réel et d’idéal, je ne veux pas moins que ma part, et si la chance m’en était donnée, j’en accepterais tous suppléments au prix d’un renouveau d’efforts. Et plus j’aurais donné de moi-même, et plus heureuse tiendrais-je la douceur de mon droit à un bon oreiller de sommeil, comme le laboureur à la fin de sa journée.