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AU SOIR DE LA PENSÉE

raissent d’utiles fourberies. Il s’arrête parfois à la sanction banale qui fait le fond de son apprentissage, sauve ses chances de l’esquiver. C’est l’ultime valeur de nos sanctions sociales auxquelles il manque d’être disposées En vue d’une durable efficacité.

De l’enfant au vieillard, du sauvage au civilisé, quelles successions d’états moraux enchaînés ! Dans le temps et dans l’espace s’échelonnent, chacune à sa manière, les morales temporaires selon les nécessaires conjugaisons des connaissances et de l’émotivité. Le fameux mot justice en deçà, injustice au delà… ne signifie pas autre chose. Sait-on même quels arcs-en-ciel de bien et de mal se pourraient découvrir au fond des consciences — troublés de mouvements qui nuanceraient l’aveu ?

Dans les détours de toutes les activités qui s’emmêlent, garder la juste mesure envers tous droits à l’existence, envers toutes sensibilités, est une entreprise qui s’arrête à l’antinomie du mangeur et du mangé. La vie ne se soutient qu’aux dépens d’autres vies. En des superfétations démesurées, Dieu a voulu ce mal, et nous charge ironiquement d’en faire sortir le bien. Faute de quoi, il aggrave le pire par une attribution d’éternité. Éminente sanction « de suprême justice et d’amour » que nous offre gravement la théologie comme suite au préalable de ses bûchers.

Pour avoir négligé cette « sanction », la Grèce et Rome n’en ont pas moins fourni des plus beaux contingents de l’espèce humaine. M. Guyau nous propose l’évolution de nos esprits vers l’essai d’une « morale sans sanctions », c’est-à-dire avec la seule sanction du jugement de l’homme sur lui-même. L’idée aurait gravement choqué nos primitifs qui, à l’exemple des ancêtres animaux, ne pouvaient encore reconnaître le sens d’un acte que par la friandise ou le bâton. Nous sommes demeurés fondamentalement tels, puisque nos sociétés, encore rudimentaires, ne trouvent rien de mieux que d’encadrer la règle entre le plaisir et la douleur. Sur un fond d’intérêt inchangé, récompense ou châtiment (venus de l’homme ou de la Divinité) sont flèches caressantes ou douloureuses d’un même arc en direction de l’un ou de l’autre pôle de l’humaine sensibilité.