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LES DIEUX, LES LOIS

sion. Les Dieux, détenteurs de tout bien, ont prévu tout le mal et l’ont sciemment réalisé. Puisqu’ils ne rencontrent point de barrières, user et abuser, pour eux, se confondent. Adorons. Les contrastes de leur arbitraire, avec l’idéal de sublimité qu’ils représentent, n’ont jamais choqué le fidèle d’aucun temps. J’ai dit la naïveté du bon Polyeucte. Il n’en est pas moins vrai que les légendes de l’Olympe offraient peu de sujets d’édification. Sous l’aile de la philosophie, la morale de l’Hellénisme n’en paraît pas avoir été sensiblement affectée. Même avec le secours d’une religion de charité, nous aurions peut-être quelque peine à prétendre que la présente moralité de Paris, sous l’autorité doctrinale de l’Église, soit décidément supérieure à celle de Rome païenne sous Auguste ou même d’Athènes sous Périclès. Lisez les journaux.

Nos chrétiens ne manqueront pas d’invoquer la multiplicité des œuvres de secours aux temps modernes, en comparaison de l’individualisme à outrance dans l’antiquité. C’est, en effet, un beau texte de littérature, dans le grossissement systématique des apparences. La naturelle évolution de la pitié humaine, universellement prêchée, même par ceux qui dédaignent d’y attacher une rétribution de récompense, procède-t-elle du fonds commun d’humanité, ou le mérite en doit-il revenir aux prédications cultuelles suscitant notre commun état de sensibilité ? Sans remonter plus haut, le Bouddhisme, ignorant de la Divinité, nous fournit la réponse, puisqu’il prêcha et pratiqua, plus qu’on n’avait jamais fait encore, une doctrine d’universelle pitié. Du triomphe chrétien jusqu’au seuil des âges modernes, voyez l’atroce contraste des doctrines charitables et des violences inhumaines où s’est répandu le sacerdoce en vue de nous édifier.

N’est-ce pas, au contraire, de la reprise d’une philosophie de la nature que date l’effort d’une charité humaine au-dessus de l’intérêt égoïste d’une rémunération dans une autre vie ! Et cela même combien tardif encore ! Dans ma jeunesse, arrivant, au matin, dans la ville chrétienne de Londres, je voyais les abords des maisons, les trottoirs, encombrés de créatures pitoyables de tout âge et de tout sexe essayant de dormir sous les glaces de la nuit. C’était la compensation, alors jugée inévitable, d’un grandiose développement de l’industrie chrétienne. Il a fallu du