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AU SOIR DE LA PENSÉE

mêmes, il faudrait que nous commencions par nous comprendre, et si, nous avions pu nous comprendre, ne nous serions-nous pas épargné une très notable partie des plaintes à exprimer ?

Nos investigations du monde vont s’accroissant chaque jour en étendue, comme en profondeur. Il en est résulte un perpétuel devenir d’activités changeantes, à inférer logiquement d’acquisitions successives. Pouvons-nous dire que ces merveilleux progrès de notre entendement aient vraiment abouti à des évolutions d’activités morales correspondantes ? La question peut paraître délicate à poser. Nous n’en sommes pas moins tenus de nous y arrêter.

Il est bien entendu que l’émotion, la pensée, l’acte d’hier, sont l’engrenage naturel de l’émotion, de la pensée, de l’acte d’aujourd’hui, caractérisés par l’élan éventuel des impulsions successives. Ainsi le veut l’inconscience des activités héréditaires où les premiers mouvements de notre vie trouvent toutes commodités pour les fâcheuses douceurs du moindre effort. Paresse d’esprit, difficulté de rompre l’ancien ajustement d’accommodations spontanées pour s’aventurer aux pénibles réalisations d’idées qui dérangent l’ordre de nos accoutumances organiques. Ajoutez la défiance des hardiesses mentales nécessairement choquantes pour la foule inerte que ses passivités d’ignorance induisent à se ranger d’abord sous l’autorité des puissances établies. Malgré notre naturelle curiosité des choses, tout conspire donc ainsi à nous figer dans les primitives stupeurs de l’inconnu par une appréhension spontanée de troubler la paix atavique du non-savoir.

On a cru fort longtemps que l’instruction profusément répandue[1] allait faire évoluer l’homme d’une façon presque instantanée, comme il se faisait dramatiquement autrefois par le coup de théâtre des conversions religieuses. Le résultat n’a

  1. Chez nous, jusqu’ici, cette « profusion » s’est surtout manifestée par une loi sur l’enseignement obligatoire qui n’a jamais été appliquée. Il nous suffit, en général, de réformes parlées. Dans l’enseignement supérieur, nous avons gardé des parties d’éminence. Cependant, comme je demandais à M. Boule s’il ne pourrait pas trouver un de ses élèves pour étudier le mécanisme anatomique et physiologique du redressement humain, il me répondit tristement : « Nous n’avons plus d’élèves. Tout le monde veut gagner de l’argent… » Je ne suis pas sûr que le recrutement ait fléchi dans les séminaires.