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AU SOIR DE LA PENSÉE

En ces âges de jeunesse, la connaissance était de poésie, c’est-à-dire d’une action fictive qui ne pouvait pas se distinguer encore de notre actuelle conception de la positivité. La joie pour le poète était de voir fuser des Divinités de ses lèvres, comme perles, diamants, rubis, aux princesses de féeries. Rien pour

    céder sa place, et se contenter dorénavant de passer pour son fils. Mais Esculape lui-même absorba en lui d’autres Divinités locales qui devinrent ainsi ses fils : Machaos (le masseur) et Podaleirios, ou ses filles : Hygée et Panacée. Dans toute la Grèce, Lykos était aussi un dieu de la lumière. Mais le mot lykos signifiait aussi le loup (lupus), et Apollon qui supplanta Lykos devint par la confusion des deux mots le tueur de loups. Si le célèbre gymnase d’Athènes était consacré à Apollon Lukeios, ce n’est pas Apollon, c’est Lukos qui est la Divinité première. Un autre purificateur, Phébus, (φοιϐάωϐν, purifier) fut aussi adjoint à Apollon : Phébus Apollo. En somme ce n’est pas l’adjectif qui se détacha du nom d’un Dieu devenu peu à peu un nom particulier et le nom d’un Dieu nouveau, c’est le nom d’un Dieu ancien supplanté, le nom d’un Dieu local quelconque que, comme adjectif, accapara le Dieu vainqueur.

    « Dans le polythéisme primitif il y eut des vaincus et des vainqueurs. Le panthéon grec du temps d’Homère ne nous présente sans doute que ces Dieux victorieux. La religion officielle était constituée, mais le peuple n’en resta pas moins fidèle aux traditions anciennes. Si Apollon, qui doit peut-être aussi à l’action calmante exercée sur les nerfs par les accords apaisants de la lyre, d’être aussi le Dieu de la musique, comme il est celui de la médecine et, parce qu’il voit tout, celui de la justice, s’il a eu d’humbles origines, il a fait brillamment son chemin : le Sol Invictus sous l’empire romain n’a-t-il pas évincé Jupiter lui-même ? Sa fête au solstice d’hiver a dû faire place à la Noël…

    « Socrate fut jugé par le tribunal des Héliastes. Héliastes, Hélios. Usener prétend aussi que Hélios fut un Dieu solaire : Apollon hérita de sa gloire et s’y substitua.

    « Il en est de ces Dieux locaux qui descendirent au rang de demi-Dieux, de héros : c’est ce qui semble être arrivé à Héraklès. Bréal voit aussi dans l’aventure d’Hercule et de Cacus un mythe solaire. Achille, Siegfrid, Samson, ne seraient rien que des Dieux solaires.

    « Il y avait à Athènes un temple du héros Iâtros, encore un Dieu local et guérisseur. Esculape le supplanta comme il dut lui-même céder le premier rang à Apollon. Et le héros Iatros avait lui-même évincé un Dieu plus ancien commun à toute la Grèce : Paian. Dans un temple de Syracuse, dit Usener, on trouve sa statue à côté de celle d’Aisklepios. Du temps de Pindare il a encore son existence à lui. Plus tard on accola son nom à celui d’Apollon : Apollon Paiôn. Le péon, le chant en l’honneur d’Apollon, lui doit son nom. »

    Tout ceci pour aboutir clairement aux évolutions de l’idée divine et de ses représentations — phénomène inévitable puisque c’est l’homme, évoluant, qui en est porteur. Dans la remarquable étude de M. Kreglinger sur la religion d’Israël ; lisez le chapitre intitulé : « Les objets et les êtres divins ».

    Pour l’histoire des mythes, voir les Mythologies de Decharme et de Preller.