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voit clair, et qu’on connaît la vitesse du but ; mais pour une attaque de nuit, c’est folie de lancer à plus de deux cents. — Fierce le sait ; et tout bas, sans lâcher des yeux le gibier, il murmure : « Je tirerai quand je le toucherai. »

À droite et à gauche, les autres torpilleurs ont disparu, — fondus dans le lointain noir ; — téméraire, le 412 court à l’escadre ennemie, tout seul.

Combien de milles, encore ? deux, un ? Cinq minutes, peut-être, avant le premier coup de canon. — Le cuirassé de tête, le plus proche, est fatalement le King-Edward ; — c’est son poste d’amiral. Fierce, une seconde, pense à Hong-Kong, et aux Nordenfeldt enguirlandés de roses ; et il murmure : « Cocasse ! » puis, tout de suite, sa pensée repliée vers la grande chose : « Je tirerai quand je le toucherai. »

« Quand je le toucherai. » La lune, attentive, regarde le champ de bataille. On y voit très clair, — trop clair. Le torpilleur, lui aussi, doit se découper bien noir sur cette mer de lait…

La silhouette du cuirassé grandit, — grandit. Pas un feu, pas un reflet, sur cette machine sombre ; pas un bruit : c’est le Palais de la Belle au Bois Dormant. — Combien de mètres, maintenant ? quinze cents mille ? Ils ont pourtant des yeux, les Anglais ! On y voit comme en plein jour… Ah ! l’attente, l’attente oppressante du premier coup qui va jaillir, déchaînant les grandes voix de la bataille…

Fierce, dans le silence terrible, entend battre ses altères, — fort, si fort que l’ennemi, là-bas, doit en-