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penché sur le compas ; à droite, à gauche, des filets d’eau phosphorescente qui fuient ; alentour, la pluie chaude qui grésille sur le fleuve ; — la toile des vêtements détrempés colle aux épaules.

Quatorze nœuds. Les deux rives défilent vite, plates et pareilles. Il faut une attention de chaque seconde pour gouverner dans le chenal sinueux. Mais c’est l’affaire du chef de file ; Fierce commande le 412, cinquième de la ligne, et n’a qu’à guider son torpilleur dans le sillage lumineux déjà tracé.

Facile besogne, — pour le moment. — Fierce, du geste, indique tour à tour à l’homme de barre : — à droite — à gauche — comme ça ; — et rêve, sa pensée distraite s’éloignant du temps et du lieu.

Mon Dieu, tout cela finit mieux qu’il n’espérait. Tout à l’heure il sera mort ; et c’est hier matin qu’est arrivée la catastrophe : deux jours et une nuit de souffrance, — ce n’est guère. — Tout cela finit mieux qu’il n’espérait. — Cette mort même, le hasard la lui fournit prompte et propre. Et ce n’était pas facile de mourir ainsi sans bruit ni scandale, sans que Sélysette en pâtit en rien, sans qu’une goutte de sang vint éclabousser sa robe blanche ! Non, pas facile : les accidents les mieux machinés gardent toujours une odeur de suicide ; et le suicide d’un fiancé… — Tout cela finit bien. Vivre, c’était impossible ; impossible de toutes façons ; impossible quoi qu’il fût advenu…

Drôle d’endroit pour mourir, ce banc de quart.