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courba sur le guidon et poussa fort les pédales. La bicyclette vola sur les routes rouges qui coloraient le caoutchouc des jantes. Une brise brûlante avait séché l’averse matinale, et la boue déjà s’émiettait en poussière.

Autrefois, la bicyclette avait été pour Mévil un véhicule discret, celui dont on use pour les courses mystérieuses ou honteuses dans le secret de quoi les saïs mêmes sont de trop. Mévil avait, parmi la foule de ses intrigues amoureuses, des aventures délicates, que l’honneur et l’intérêt commandaient de tenir à l’abri de tout regard. Dans le village de Tan-Hoa, près de la Route Haute, une petite villa avait été souvent l’objectif de ses expéditions cyclistes. Là vivait une famille saïgonnaise, les Marneffe, père, mère et fille ; — lui, fonctionnaire, naturellement ; elles, très mondaines ; et tous trois dépensant plus qu’il n’auraient pu sans expédients. Le poker et les siestes remédiaient aux déficits : monsieur jouait avec intelligence, madame ne cessait d’être vertueuse qu’à bon escient.

Saïgon savait cela ; — Saïgon sait bien d’autres choses. Mais la fille, qui n’avait que seize ans, passait pour intacte ; il se rencontrait même de bonnes âmes pour la plaindre de grandir dans un milieu qui fatalement la corromprait plus tard.

Or, c’était là besogne faite.

Mlle Marneffe était, depuis longtemps, la maîtresse du docteur Raymond Mévil. Mais fort prudents l’un et l’autre, rien n’avait transpiré de leur liaison. La villa était isolée et propice aux rendez-vous ; M. Marneffe en