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profitent infailliblement et ironiquement de chaque chose, et ne cessent pas de s’enrichir.

Cinq heures sonnaient. Fierce avait chaud, et le Bayard, rôti par le soleil encore haut, devait être une fournaise. Plutôt que de rentrer tout droit, mieux valait flâner deux heures en voiture, — jusqu’à la brune. Fierce paya son malabar et choisit une victoria bien attelée. Le saïs, sans même s’informer, prit le chemin classique : c’était l’heure de l’Inspection. Fierce laissa faire.

Saïgon paradait dans l’allée des Poteaux. Tous et toutes étaient là, et Fierce reconnaissait ceux et celles qui avaient traversé ou côtoyé sa vie de jadis, — dans un souper, dans un bal, dans un tripot ou dans un lit. — Bizarre I cette vie sensuelle et sceptique qui avait été la sienne, il s’en était séparé, il s’en était éloigné, tellement qu’il avait cessé de l’apercevoir, cessé même de se souvenir qu’elle existât. Elle existait cependant ; elle continuait d’aller son train licencieux et accueillant, elle était là, dans ces voitures chargées de chairs à vendre et de consciences à acheter, — toute prête, dès qu’il voudrait, à le ressaisir. Fierce, par un mouvement impulsif, ordonna au cocher d’aller plus vite ; mais on ne pouvait pas, à cause de l’encombrement.

Une charrette attelée d’un seul poney le croisa. Torral était dedans, avec un de ses boys : il aimait afficher parfois son vice au milieu de la ville, cyniquement, par haine méprisante de ces gens qu’il scandalisait. Il vit Fierce et lui cria bonjour ; puis, le courant