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rencontre libertine et d’une minute entremetteuse pour qu’il fût à doux doigts d’une trahison, — pour que sa volonté écroulée glissât d’un coup vers la débauche. — Il doutait amèrement de lui, maintenant. N’était-il pas irrémédiablement pourri par sa vie antérieure ? Cette civilisation suprême, la civilisation des Torral, des Mévil, des Rochet, la civilisation rationaliste des hommes sans Dieu, sans maître, sans code, n’était-elle pas une mystérieuse maladie mentale, une gangrène de l’âme, qui ne lâchait plus les proies qu’elle avait mordues ? Toute sa vie, — vingt-six ans, — Fierce avait courtisé la raison pure ; il l’estimait aujourd’hui vaine et néfaste ; mais pourrait-il la chasser de son cerveau ? Suffisait-il, pour cette guérison, d’être amoureux d’une vierge candide et croyante ? L’amour de Sélysette Sylva était en lui comme un rayon de soleil ; mais il songeait aux tuberculeux qui prolongent parfois, dans un climat sec et chaud, leur vie condamnée : un vent froid, quelques pluies, et la mort se précipite ; il ne faut pas que le malade échappe une minute à son soleil sauveur.

Le Bayard quittait Hong-Kong sans bruit, furtivement, comme on s’évade. Départ imprévu, mystérieux, brusquement décidé là-bas, à Paris, dans un cabinet de ministre où s’agitaient peut-être des questions redoutables de paix ou de guerre. Une inquiétude flottait sur la rade, parmi les navires aux pavillons divers qui regardaient partir l’amiral français. À poupe du King-Edward, le Bayard passa ; les deux navires, fraternels la veille, unis dans toutes les fêtes et dans