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de bonne heure et partit après l’aube. Par ordre, ses aides de camp dansèrent sans merci, et se prodiguèrent. Le camp opposé déployait un acharnement égal, et c’était un assaut de cordialités et de courtoisies. La consigne évidente était d’exagérer. Peu ou prou, tous ces gens savaient qu’ils avaient été près de se combattre ; et le spectre terrible de cette guerre à peine écartée planait encore au-dessus de la fête, pour l’étourdir et l’enivrer davantage. Les femmes surtout, les belles Anglaises que pressaient galamment les officiers français, n’oubliaient pas que ces cavaliers amoureux de leur grâce avaient médité et préparé peut-être le massacre inexpiable de leurs fiancés ou de leurs amants ; et l’odeur de ce sang qu’on avait failli répandre par fleuves, n’était pas sans griser leurs narines sensuelles.

Les climats des Tropiques amollissent et dépriment les mâles, mais les femelles, au contraire, en reçoivent un coup de fouet qui cingle leur ardeur aux plaisirs, — à tous les plaisirs. — Point de mondaine, à Saïgon, qui consente à rentrer dès le cinquième acte du théâtre, à ne pas souper, à se coucher avant l’aurore ; point de femme qui n’exige, en sus des caresses nocturnes, la friandise d’une fréquente sieste endormie à deux. Aux bals, on ferme les volets pour n’être pas chassé par le soleil, et le baccara n’est pas toujours déserté quand sonne midi. — À bord du King-Edward, où le plaisir prenait le masque d’une obligation patriotique, ce fut un délice. Dès le second quadrille, toutes les fleurs avaient été volées, toutes