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voyait s’amalgamer leurs bandes cosmopolites. Les officiers, au contraire, suffisamment polyglottes, fraternisaient avec ardeur. Tous soldats de métier, faits uniquement pour s’entretuer au premier ordre, ils affichaient une camaraderie intime, une cordialité de condottieri, prêts à s’égorger avec loyalisme, mais sans haine, et très ignorants et dédaigneux des querelles qu’ils servaient. Ils riaient, buvaient, juraient ensemble ; ils partageaient les mêmes bouteilles et les mêmes maîtresses.

C’étaient de joyeuses nuits ! On se fatiguait d’abord à des randonnées insouciantes qui sillonnaient toute la ville, de haut en bas. Puis on se rassemblait en masses dans le quartier propice de Cochrane-Street, et l’on donnait l’assaut aux maisons borgnes. Les portes cédaient aux coups, les escaliers de bois sonnaient comme des tambours sous le galop des talons de bottes, et les femmes, entassées dans les salons malpropres, poussaient des cris peureux et des rires serviles.

On se débauchait alors avec excès, orgueilleusement ; on faisait parade de force et de violence ; on cherchait l’illusion d’être en ville conquise et mise à sac : les verres se fracassaient aux murs ; les piastres volaient par poignées. Les femmes, habituées aux bordées maritimes, courbaient le dos et tendaient la main ; et toutes, toutes, — Cantonaises jaunes aux fins pieds nus, Chinoises du nord coiffées de perles, Japonaises rondes et fardées, Macaïstes aux yeux espagnols, Moldo-Valaques qui évoquent l’Europe, —