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Siam éludait les questions du lieutenant-gouverneur. Dans un groupe de capitaines et d’enseignes, Mlle Jeanne Nguyen-Hoc, fille unique du nouveau Phou, se laissait impassiblement faire la cour. Jolie et fine, en dépit de sa race simiesque, mais plus mystérieuse et fermée qu’une antique statue d’Égypte, elle montrait un front lisse et des yeux froids, sous quoi nulle pensée n’était saisissable ; et rien peut-être ne battait sous le satin vert magnifiquement brodé qui couvrait son étroite poitrine ; — rien au moins qui fût compréhensible aux hommes d’Europe. Née Française et baptisée catholique, bien élevée dans un couvent mondain, elle savait valser, flirter, et se recueillir pour écouter du Beethoven ; mains souples et lèvres minces, elle savait aussi tout ce que savent les demi-vierges d’Europe : c’était écrit sous l’ironie ambiguë de son sourire. Mais tout cela, — vêtement ; — vêtement encore, l’ambition qu’elle ne cachait pas de choisir un mari français, qui lui donnerait droit de cité dans la nation conquérante ; vêtement d’étoffe parisienne, sous quoi l’âme asiatique se retranchait, défiant tous les viols ; — parce que l’âme asiatique, trop vieille et cristallisée dans son raffinement millénaire, ne sera jamais modifiée ni déchiffrée. Nul philosophe d’Occident, nul psychologue maître en sa science n’aurait pu discerner même la forme d’une des rêveries annamites de la fille du Phou Nguyen-Hoc.

…… Tout Saïgon était là. Et c’était un prodigieux pêle-mêle d’honnêtes gens, et de gens qui ne l’étaient