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portunait le tendre tête-à-tête de la fille et de la mère. On lui faisait place, on l’invitait à la promenade, ou l’on prolongeait pour lui jusqu’au soir la causerie intime du jardin. Il contait les nouvelles, on l’initiait aux graves riens de la vie familiale ; il marivaudait avec Sélysette sur un mode taquin qui stimulait joliment la verve et la gaîté de la jeune fille ; et l’aveugle mêlait à tout sa gravité douce, et cette mansuétude exquise des vieilles femmes qui ont beaucoup souffert, mais dont le cœur en loques ne s’est point aigri, et que le deuil et la résignation ont faites meilleures et sublimes.

Parfois, la nuit les surprenait dans le jardin, et Mme Sylva prenait le bras de Fierce pour rentrer au logis. On allumait les lampes, dont la lumière intime mettait aux joues de Sélysette des teintes de perles roses. Et Fierce, avant de partir, priait qu’on ouvrit le piano. Mlle Sylva n’était pas une grande artiste ; mais sa voix, juste et rustique, sonnait si pure qu’on eût dit de l’or vibrant.

De vieilles chansons, des légendes rythmées qui sentaient le barde et le terroir : Fierce, — ironique et dépravé, — écoutait ces refrains candides avec une émotion qui mouillait ses yeux.

Quand il s’en retournait dans la nuit brune, une mélancolie le gagnait, plus lourde à mesure qu’il s’éloignait de la maison chère. La route lui semblait longue et ses jambes lasses ; il appelait parfois un pousse attardé, et, plus à l’aise pour rêver, dans la petite voiture silencieuse, il s’avouait sans honte que