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PRÉFACE.

prendre un meilleur parti en établissant de nouvelles lois. Les institutions humaines peuvent bien changer, mais les divines doivent être immuables comme les Dieux mêmes.

Ainsi le sénat de Rome, ayant chargé le préteur Q. Pétillius (Tit. Liv., xl, 29) d’examiner les écrits du roi Numa, qui avaient été trouvés dans un coffre de pierre, cinq cents ans après la mort de ce roi, résolut de les faire brûler, sur le rapport que lui fit ce préteur, que les cérémonies qui étaient ordonnées dans ces écrits différaient beaucoup de celles qui se pratiquaient alors ; ce qui pouvait jeter des scrupules dans l’esprit des simples, et leur faire voir que le culte prescrit n’était pas le même que celui qui avait été institué par les premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie.

On portait la prudence plus loin : on ne pouvait lire les livres sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la donnait même que dans les grandes occasions, et lorsqu’il s’agissait de consoler les peuples. Toutes les interprétations étaient défendues ; ces livres même étaient toujours renfermés ; et, par une précaution si sage, on ôtait les armes des mains des fanatiques et des séditieux.

Les devins ne pouvaient rien prononcer sur les affaires publiques sans la permission des magistrats ; leur art était absolument subordonné à la volonté du sénat ; et cela avait été ainsi ordonné par les livres des pontifes, dont Cicéron (de Leg., ii, 8, 9) nous a conservé quelques fragments. « Polybe met la superstition au rang des avantages que le peuple romain avait par-dessus les autres peuples : ce qui paraît ridicule aux sages est nécessaire pour les sots ; et ce peuple, qui se met si facilement en colère, a besoin d’être arrêté par une puissance invisible.

Les augures et les aruspices étaient proprement les grotesques du paganisme ; mais on ne les trouvera point ridicules si on fait réflexion que, dans une religion toute populaire comme celle-là, rien ne paraissait extravagant ; la crédulité du peuple réparait tout chez les Romains : plus une chose était contraire à la raison humaine, plus elle leur paraissait divine. Une vérité simple ne les aurait pas vivement touchés ; il leur fallait des sujets d’admiration ; il leur fallait des signes de la divinité ; et ils ne les trouvaient que dans le merveilleux et le ridicule.

C’était, à la vérité, une chose très-extravagante de faire dépendre le salut de la république de l’appétit sacré d’un poulet, et de la disposition des entrailles des victimes ; mais ceux qui introduisirent ces cérémonies en connaissaient bien le fort et le faible, et ce ne fut que par de bonnes raisons qu’ils péchèrent contre la raison même. Si ce culte avait été plus raisonnable, les gens d’esprit en auraient été la dupe aussi bien que le peuple, et par là on aurait perdu tout l’avantage qu’on en pouvait attendre. Il fallait donc des cérémonies qui pussent entretenir la superstition des uns, et entrer dans la politique des autres. C’est ce qui se trouvait dans les divinations. On y mettait les arrêts du ciel dans la bouche des principaux sénateurs, gens éclairés, et qui connaissaient également le ridicule et l’utilité des divinations. Cicéron (de Divinat., ii, 35) pense, comme Marcellus, que, quoique la crédulité populaire eut établi au commencement les augures, on en avait retenu l’usage pour l’utilité de la république, etc. »

Voltaire, moins dogmatique et moins profond que Montesquieu, tire du souvenir du traité de Cicéron, tout à la fois une fiction piquante, et un trait de plus contre la superstition en général.

Il y a des cas, dit-il, où il ne faut pas juger d’une nation par les usages et par les superstitions populaires. Je suppose que César, après avoir conquis l’Égypte, voulant faire fleurir le commerce dans l’empire romain, eût envoyé une ambassade à la Chine par le port d’Arsinoé, par la mer Rouge et par l’Océan indien. L’empereur Yventi, premier du nom, régnait alors ; les annales de la Chine nous le représentent comme un prince très-sage et très-savant. Après avoir reçu les ambassadeurs de César avec toute la politesse chinoise, il s’informe secrètement par ses interprètes des usages, des sciences et de la religion de ce peuple romain, aussi célèbre dans l’Occident que le peuple chinois l’est dans l’Orient. Il apprend d’abord que les pontifes de ce peuple ont réglé leurs années d’une manière si absurde, que le soleil est déjà entré dans les signes célestes du printemps, lorsque les Romains célèbrent les premières fêtes de l’hiver. Il apprend que cette nation entretient à grands frais un collége de prêtres qui savent au juste le temps où il faut, s’embarquer, et où l’on doit donner bataille, par l’inspection d’un foie de bœuf, ou par la manière dont les poulets mangent de l’orge. Cette science sacrée fut apportée autrefois aux Romains par un petit dieu nommé Tagès, qui sortit de la terre en Toscane. Ces peuples adorent un Dieu suprême et unique, qu’ils appellent toujours Dieu très-bon et très-grand. Cependant ils ont bâti un temple à une courtisane nommée Flora, et les bonnes femmes de Rome ont presque toutes chez elles de petits Dieux pénates, hauts de quatre ou cinq pouces… L’empereur Yventi se met à rire. Les tribunaux de Nankin pensent d’abord avec lui que les ambassadeurs romains sont des fous ou des imposteurs qui ont pris le titre d’envoyés de la république romaine : mais comme l’empereur est aussi juste que poli, il a des conversations particulières avec les ambassadeurs. Il apprend que les pontifes romains ont été très-ignorants, mais que César réforme actuellement le calendrier. On lui avoue que le collége des augures a été établi dans les premiers temps de la barbarie ; qu’on a laissé subsister cette institution ridicule, devenue chère à un peuple longtemps grossier ; que tous les honnêtes gens se moquent des augures ; que César ne les a jamais consultés ; qu’au rapport d’un très-grand homme, nommé Caton, jamais augure n’a pu parler à son camarade sans rire ; et qu’enfin Cicéron, le plus grand orateur et le meilleur philosophe de Rome, vient de faire contre les augures un petit ouvrage, intitulé de la Divination, dans lequel il livre à un ridicule éternel tous les aruspices, toutes les pré-