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DE LA NATURE DES DIEUX, LIV. I.

Épicure donc, pour qui les choses les plus cachées étaient aussi claires que s’il les eût touchées au doigt, enseigne que les Dieux ne sont pas visibles, mais intelligibles. Que ce ne sont pas des corps d’une certaine solidité, ni qu’on puisse compter un à un, comme des corps véritablement solides ; mais que nous les concevons par des images ressemblantes et passagères. Que comme il y a des atomes à l’infini pour produire de ces images, elles sont inépuisables, et viennent en foule se présenter à nos esprits, où elles forment l’idée d’une félicité parfaite, et nous font comprendre, quand nous y sommes bien attentifs, ce que c’est que des êtres heureux et immortels.

XIX. Outre cela, il est très-important de bien connaître la nature de l’infini. Elle veut que toutes choses soient tellement proportionnées, qu’il y en ait d’une espèce autant que d’une autre, et qu’il s’en fasse, comme dit Épicure, un partage égal. D’où il s’ensuit, que s’il y a une si grande quantité d’êtres mortels, il n’y en a pas moins d’immortels ; et que s’il y a une infinité de causes qui détruisent, il y en doit pareillement avoir d’innombrables qui conservent. Faut-il maintenant nous demander comment vivent les Dieux, et de quoi ils s’occupent ? Leur vie est la plus heureuse, la plus délicieuse qu’on puisse imaginer. Un Dieu ne fait rien ; il ne s’embarrasse de nulle affaire ; il n’entreprend rien ; sa sagesse et sa vertu font sa joie ; les plaisirs qu’il goûte, plaisirs qui ne sauraient être plus grands, il est sûr de les goûter toujours.

XX. Voilà, Balbus, un Dieu heureux : mais le vôtre, il est accablé de travail. Car si vous croyez que ce soit le monde lui-même ; tournant, comme il fait sans relâche, autour de l’axe du ciel, et cela encore avec une étrange rapidité peut-il avoir un instant de repos ? Or sans repos point de félicité. Et si l’on prétend qu’il y ait dans le monde un Dieu qui le gouverne, qui préside au cours des astres et aux saisons, qui règle, qui arrange tout, qui ait l’œil sur les terres et sur les mers, qui s’intéresse à la vie des hommes et qui se charge de pourvoir à leurs besoins, c’est lui donner, en vérité, de tristes et de pénibles affaires. Or il faut pour être heureux, selon nous, avoir l’esprit tranquille, et ne se mêler de rien. Aussi l’auteur de tout ce que nous savons nous enseigne-t-il que le monde est l’ouvrage de la nature. Vous le regardez, ce monde, comme un chef-d’œuvre si difficile, qu’il fallait absolument une main divine pour y réussir : et cependant il a coûté si peu à la nature, qu’elle fera encore, a déjà fait, et même fait à toute heure, une infinité de mondes. Parce que vous ne concevez pas qu’elle ait ce pouvoir, si elle n’est guidée par quelque intelligence, vous avez recours à un Dieu, comme les poètes tragiques, pour trouver un dénoûment. Mais vous jugeriez que c’est une aide inutile, si vous aviez devant les yeux cette prodigieuse étendue de régions, où l’esprit peut à son gré se promener de toutes parts, sans rencontrer un terme qui borne sa vue. Régions immenses en largeur, en longueur, en profondeur, où voltigent sans cesse une infinité d’atomes, qui à travers le vide s’approchent les uns des autres, s’attachent, et par leur union forment ces différents corps, que vous croyez ne pouvoir être faits qu’avec des soufflets et des en-