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CICÉRON.

nant que sans la science certaine il n’y a point d’arts. Zeuxis, Phidias et Polyclète se seraient-ils laissé dire qu’ils ne savaient rien, eux qui possédaient si admirablement tous les secrets de leur art ? Mais si quelqu’un leur eût appris en quoi consistait cette parfaite science dont on parlait, leur emportement serait tombé. Et je pense même qu’ils ne s’indigneraient pas contre nous, si on leur expliquait que nous leur refusons ce qui n’existe nulle part, et que nous leur laissons ce qui peut suffire à leurs travaux. Je puis invoquer encore à l’appui de notre doctrine les précautions prises par nos sages ancêtres, qui voulurent d’abord que chacun déposât en justice d’après sa propre conviction ; ensuite que l’on ne fût coupable que si l’on avait trompé sciemment ; tant la vie leur paraissait offrir de chances naturelles d’erreur ! enfin, que chacun en donnant son propre témoignage dit qu’il croyait, même en parlant de ce qu’il avait vu ; et que les juges enchaînés à la justice par serment, après avoir connu de chaque cause, ne rendissent leur arrêt qu’en ces termes : Telle chose paraît avoir été faite, et non pas : telle chose s’est faite.

XLVIII. Mais le matelot nous appelle, Lucullus, le zéphyr lui-même semble nous murmurer qu’il est temps d’entrer dans nos barques, et je crois d’ailleurs en avoir assez dit ; je termine donc ce discours. Mais si dans la suite nous renouons ces entretiens, nous ferons bien de nous occuper surtout de cette divergence si grave d’opinions entre les plus grands génies, de l’obscurité de la nature, et de l’erreur de tant de philosophes qui soutiennent sur les biens et les maux des doctrines si opposées, dont la plupart, malgré tout leur célébrité, doivent ne point supporter le regard de la vérité qui ne peut se reconnaître que dans une seule. Voilà les sujets qui méritent de nous occuper plutôt que les erreurs de la vie et des autres sens, le sorite et le sophisme du Menteur, qui sont autant de filets que les stoïciens n’ont tissés que pour s’y prendre eux-mêmes.

Je suis loin de regretter, dit alors Lucullus, que nous ayons eu cette conférence. Lorsque nous nous trouverons réunis, surtout dans nos jardins de Tusculum, nous pourrons souvent débattre ensemble ces belles questions. — Parfaitement, lui dis-je. Mais que pense Catulus ? que pense Hortensius ? — Ce que je pense, dit Catulus, je reviens à l’opinion de mon père, qu’il disait être celle de Carnéade ; je crois qu’on ne peut rien connaître ; je crois aussi que le sage donnera quelquefois son assentiment à ce qui ne lui sera pas démontré, c’est-à-dire qu’il aura recours aux opinions, mais de telle sorte qu’il comprenne bien que ce sont des opinions, et que rien au monde ne peut être saisi, ni parfaitement connu ; j’approuve sans réserve l’arrêt de tout jugement et par là je me montre un très-vif partisan de cette maxime qu’on ne peut rien connaître. — Me voilà instruit de votre opinion, lui dis-je, et j’avoue que je ne la trouve pas trop à dédaigner. Mais la vôtre, Hortensius, quelle est-elle donc ? — Je désire un plus ample informé, répondit-il en riant. — Je vous tiens alors ; car c’est le plus pur sentiment de l’Académie.

Ici finit l’entretien ; Catulus demeura ; et nous, nous descendîmes vers nos barques.


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