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LA COMPLAINTE DE REGNARD
attendant en vain un monument
depuis deux cents ans.


I

   J’étais jadis un bon compère
Au beau visage, au sort prospère,
Démocrite jouant, aimant,
Voyageant, observant, rimant.
D’un rire épanoui, sincère,
Depuis deux siècles constamment,
Je vous fais rire innocemment
Jusqu’aux larmes. Vive, légère,
Jeune, un peu folle par moment,
Ma Muse a toujours sur la terre
Poursuivi son chemin gaîment ;
Mais moi, par un destin sévère,
Sans mériter ce châtiment,
Avec ceux qui vont tristement
Privés de sépulture, j’erre…
Ma pauvre ombre se désespère,
Car je n’ai pas de monument !…

II

   On me compare avec Molière ;
On vante mon style élégant,
Ma verve plus primesautière,
Mon vers plus aisé, plus fringant,
Et ma prose moins roturière ;
On trouve mon Joueur charmant,
On se pâme à mon Légataire ;
Folies, Ménechmes fréquemment
Sont réclamés par le parterre ;
Maint illustre sociétaire
Tour à tour se fait brillamment
Ou mon Crispin ou mon Valère,
Et même à Londres récemment.
« Ils n’en ont pas en Angleterre. »
C’est possible… Mais, sur la terre,
Moi, je n’ai pas de monument !…

III

   Moi, le joyeux célibataire,
Je n’eus pas de chance vraiment :
Tontine qui m’était si chère
Ne veut pas de moi pour amant ;
Ma belle santé qui s’altère
Ne veut plus que je sois gourmand,
Et je meurs d’un malheureux verre
D’eau froide pris imprudemment.
Je suis soupçonné par Voltaire ;
Dans une église où l’on m’enterre,