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songer que je suis femme, que vraiment j’ai été un peu confuse et un peu consternée de l’effet que m’a produit ce petit être. Je ne suis pas encore revenue de mon étonnement et, si j’avais beaucoup d’orgueil, je serais très humiliée d’être tombée en plein dans l’infidélité du cœur, au moment de ma vie où je me croyais à tout jamais calme et fixée. Je crois que ce serait mal si j’avais pu prévoir, raisonner et combattre cette irruption ; mais j’ai été envahie tout à coup, et il n’est pas dans ma nature de gouverner mon être par la raison quand l’amour s’en empare.[1] Je ne me fais donc pas de reproche, mais je constate que je suis encore très impressionnable et plus faible que je ne croyais. Peu m’importe, je n’ai guère de vanité ; ceci me prouve que je dois n’en avoir pas du tout et ne jamais me vanter de rien, en fait de vaillance et de force. Cela ne m’attriste que parce que voilà ma belle sincérité, que j’avais pratiquée si longtemps et dont j’étais un peu fière, entamée et compromise. Je vais être forcée de mentir comme les autres. Je vous assure que ceci est plus mortifiant pour mon amour-propre qu’un mauvais roman ou une pièce sifflée ; j’en souffre un peu : cette souffrance est un reste d’orgueil peut-être ; peut-être est-ce une voix d’en haut qui me crie qu’il fallait veiller davantage à la garde de mes yeux et de mes oreilles, et de mon cœur surtout. Mais si le ciel nous veut fidèles aux affections terrestres, pourquoi laisse-t-il quelquefois les anges s’égarer parmi nous et se présenter sur notre chemin ?

  1. George Sand avoue ici nettement sa passion pour Chopin.