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lève, je me dis : « Je ne la verrai pas. » Je me couche en disant : « Je ne l’ai point vue. » Les journées, si longues, n’ont pas un moment pour le bonheur. Tout est privation, tout est regret, tout est désespoir ; & tous ces maux me viennent d’où j’attendais tous mes plaisirs ! Ajoutez à ces peines mortelles, mon inquiétude sur les vôtres, & vous aurez une idée de ma situation. Je pense à vous sans cesse, & n’y pense jamais sans trouble. Si je vous vois affligée, malheureuse, je souffre de tous vos chagrins ; si je vous vois tranquille & consolée, ce sont les miens qui redoublent. Partout je trouve le malheur.

Ah ! qu’il n’en était pas ainsi quand vous habitiez les mêmes lieux que moi ! Tout alors était plaisir. La certitude de vous voir embellissait même les moments de l’absence ; le temps qu’il fallait passer loin de vous, m’approchait de vous en s’écoulant. L’emploi que j’en faisais, ne vous était jamais étranger. Si je remplissais des devoirs, ils me rendaient plus digne de vous ; si je cultivais quelque talent, j’espérais vous plaire davantage. Lors même que les distractions du monde m’emportaient loin de vous, je n’en étais point séparé. Au spectacle, je cherchais à deviner ce qui vous aurait plu ; un concert me rappelait vos talents & nos si douces occupations. Dans le cercle, comme aux promenades, je saisissais la plus légère ressemblance. Je vous comparais à tout ; partout vous aviez l’avantage. Chaque moment du jour était marqué par un hommage nouveau, & chaque soir j’en apportais le tribut à vos pieds.