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force ! soit, j’y retournerai ; mais elle gémira de mon retour. Je suis fâché que Danceny soit le héros de cette aventure, il a un fond d’honnêteté qui nous gênera : cependant il est amoureux, & je le vois souvent ; on pourra peut-être en tirer parti. Je m’oublie dans ma colère & je ne songe pas que je vous dois le récit de ce qui s’est passé aujourd’hui. Revenons.

Ce matin j’ai revu ma sensible prude. Jamais je ne l’avais trouvée si belle. Cela devait être ainsi : le plus beau moment d’une femme, le seul où elle puisse produire cette ivresse de l’âme, dont on parle toujours & qu’on éprouve si rarement, est celui où, assurés de son amour, nous ne le sommes pas de ses faveurs ; & c’est précisément le cas où je me trouvais. Peut-être aussi l’idée que j’allais être privé du plaisir de la voir servait-elle à l’embellir. Enfin, à l’arrivée du courrier, on m’a remis votre lettre du 27 ; & pendant que je la lisais, j’hésitais encore pour savoir si je tiendrais ma parole : mais j’ai rencontré les yeux de ma belle, & il m’aurait été impossible, dans ce moment, de lui rien refuser.

J’ai donc annoncé mon départ. Un moment après, madame de Rosemonde nous a laissés seuls : mais j’étais encore à quatre pas de la farouche personne, que se levant avec l’air de l’effroi : « Laissez-moi, laissez-moi, Monsieur, m’a-t-elle dit, au nom de Dieu, laissez-moi. » Cette prière fervente, qui décelait son émotion, ne pouvait que m’animer davantage. Déjà j’étais auprès d’elle, & je tenais ses mains