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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

« J’étais saisie d’un invincible effroi au milieu de ces sépultures. La pensée que je pouvais venir prendre ma place près d’elles m’apparut soudain dans toute son horreur ; j’avais été prévenue des dangers de notre expédition ; j’en avais accepté et cru comprendre les risques ; cependant ces tombes me firent un moment frissonner, et pour la première fois je jetai un regard de regret vers la France, vers la famille, les amis, le beau ciel, la vie douce et facile que j’avais quittés pour les hasards d’une pérégrination si dangereuse. »

Cependant ces pressentiments lugubres ne devaient pas se réaliser, et tout dans le voyage de Mme d’Aunet se passa de la façon la plus heureuse. Comblée d’attentions par ses compagnons, elle occupait à bord l’appartement du capitaine, où, malgré toutes les précautions prises, elle souffrait encore beaucoup du froid. Du reste le navire n’était pas disposé pour un hivernage, et, au bout de six semaines de séjour à la baie Madeleine, il fallut songer au départ, afin de ne pas s’exposer, comme tant de navigateurs, à être pris par les glaces. « Un jour cependant, un seul jour, il nous fut donné de voir le Spitzberg égayé ; c’était le 10 août. Dès le matin les grands rideaux de brume qui voilaient sans cesse l’horizon furent tirés comme par une main invisible, et le soleil, un vrai, beau, éclatant soleil apparut ; la baie devint admirable, les nuages coururent dans le ciel emportés comme de légers flocons, les grands rochers laissèrent glisser leurs manteaux de neige, la mer s’agita et frémit sous les glaces étincelantes qui s’y abîmaient de toutes parts. Hélas ! au Spitzberg, le dégel, le printemps, l’été, tout cela dure quelques heures ! Le lendemain même de ce beau jour, la brume obscurcit le ciel, le froid revint plus intense, la rafale gémit lugubrement, les glaces restèrent immobiles, se soudant de nouveau aux rochers, et tout commença à se rendormir de ce sommeil glacé et funèbre qui dure plus de onze mois. »

Le 14 août fut le jour du départ ; le navire repassa devant les Trois couronnes, ces colossales pyramides de glace qui dominent l’Océan. À mesure qu’ils redescendaient vers le sud, la vie reparaissait, et enfin, le 26, après avoir essuyé un coup de vent assez violent, l’expédition française rentrait dans le port d’Hammerfest. Mme d’Aunet et son mari avaient résolu de traverser la Laponie et la Suède ; ils visitèrent les mines de cuivre de Kaafiord, exploitées par une compagnie anglaise qui, avec le génie de cette nation, avait su créer au bord de l’Océan Glacial une petite colonie d’ouvriers et un village riche et prospère où se retrouvait le comfort britannique. Ce fut de Kaafiord,