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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

se sentit saisie par la taille et frappée sur la tête d’une pluie de coups, jusqu’à ce qu’elle tombât évanouie. Quand elle reprit connaissance, l’assassin avait disparu. Elle ne put jamais expliquer comment elle revint chez elle. Pendant des mois sa vie et sa raison furent en danger, et à l’époque de la visite de Mme de Hell elle souffrait encore de douleurs atroces.

En dépit de la solitude où elle vivait, beaucoup de personnes étaient attirées par sa réputation d’esprit et sa singulière existence. Peu de temps auparavant, une femme jeune et belle, évidemment de haute naissance, vint passer un jour entier à Soudagh. Mlle Jacquemart, dont la curiosité était vivement excitée, lui dit en souriant au moment de son départ « Reine ou bergère, laissez-moi votre nom, qu’il puisse me rappeler un des plus charmants souvenirs de ma vie d’anachorète.

— Eh bien ! répliqua l’inconnue sur le même ton, passez-moi votre album, et vous connaîtrez une admiratrice sincère de votre mérite. »

Elle traça quelques lignes sur l’album et partit à la hâte, pendant que Mlle Jacquemart lisait ce quatrain improvisé en son honneur, et signé princesse Radzivill :

Reine ou bergère, je voudrais
Dans ce doux lieu passer ma vie,
Partageant avec vous, amie,
Ou ma cabane ou mon palais.

« Quelques jours plus tard, dit Mme de Hell en achevant le récit de cette visite, j’étais à bord du Saint-Nicolas, regardant avec un inexprimable regret les côtes de la Crimée, qui s’amoindrissaient de plus en plus à l’horizon, et dont la silhouette dentelée finit par se confondre avec les vapeurs du soir. »

L’hiver de 1841 se passa à Odessa. L’année suivante, M. et Mme de Hell reprenaient la direction de la France, en s’arrêtant en Moldavie, pays qui commençait à se réveiller de l’abrutissement et de la servitude où il était si longtemps demeuré sous la domination turque. Grâce aux intelligents efforts de l’aga Assalski, deux journaux, l’Abeille moldavienne et le Glaneur, y annonçaient la résurrection de la pensée et du sentiment patriotique dans des articles littéraires presque tous signés de noms moldaves, et écrits dans la langue nationale. Mme de Hell apprit à connaître et à aimer dans la jeune princesse Morousi, fille de l’aga, un charmant esprit et une nature rare ; elle