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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

« Qu’on rêve aux plus délicieuses sultanes dont la poésie et la peinture aient essayé de donner l’idée, et l’on sera loin encore des ravissants modèles que j’avais sous les yeux. Elles étaient trois, aussi belles, aussi gracieuses, aussi poétiques l’une que l’autre. Les deux aînées portaient des tuniques de brocart cramoisi, ornées sur le devant de larges galons d’or ; ces tuniques, ouvertes, laissaient apercevoir des robes de cachemire, avec des manches très étroites terminées par des franges d’or. La tunique de la plus jeune, en brocart bleu de ciel, avait des ornements d’argent. Toutes trois possédaient de magnifiques cheveux noirs, s’échappant en tresses innombrables d’un fez en filigrane d’argent ; toutes trois étaient chaussées de babouches brodées d’or, et portaient des pantalons bouffants serrés à la cheville du pied. Le calme répandu sur les traits de ces charmantes créatures n’avait jamais été troublé par aucun regard profane ; seul celui de leur mère leur avait dit jusqu’alors combien elles étaient belles, et cette pensée leur donnait à mes yeux un charme infini, ce charme divin de pureté et d’ignorance. Lorsqu’elles m’eurent embrassée, elles se retirèrent dans le fond du salon, où elles restèrent debout, avec ces poses orientales que nulle femme en Europe ne saurait imiter. Une douzaine de suivantes, enveloppées de mousseline blanche, et dominées par un sentiment de curiosité et de respect, se pressaient à la porte du salon. Leurs silhouettes, se dessinant sur un fond sombre, ajoutaient encore au pittoresque de la scène que j’avais devant moi. »

Le lendemain, Mme de Hell et son mari gravirent la montagne de Mangoup-Kalé, toute couverte de tombeaux hébraïques ou tartares. Sur un large plateau triangulaire s’élevait une forteresse en ruines, dans l’intérieur de laquelle Mme de Hell découvrit un vrai champ de lilas en fleurs, poétique contraste qui ne pouvait manquer de la frapper, ainsi que la vieille église chrétienne, croit-on, qu’on voit encore tout auprès. Du haut de ce plateau la vue embrasse un immense horizon, et les conteurs tartares ont peuplé ce lieu de légendes merveilleuses, qui s’associent bien avec son aspect étrange. La Crimée n’est pas du reste sans souvenirs plus récents : on montre à Parthenit le grand noisetier sous lequel le prince de Ligne écrivait à Catherine II ; à Gaspra, la résidence momentanée de Mme de Krudner, cette femme enthousiaste et mystique qui exerça une influence si puissante sur l’esprit du czar Alexandre Ier, influence qu’elle employa en 1814 en faveur de la France ; Koreis, retraite de cette princesse Galitzin qui fut l’âme de tant d’intrigues politiques, et