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MADAME HOMMAIRE DE HELL

page des Mille et une Nuits. Dans le premier vestibule se trouve la célèbre fontaine des Larmes, à laquelle Pouchkine a dédié de si beaux vers ; ce nom pathétique lui vient du doux et triste murmure de ses filets d’eau en retombant dans leur bassin de marbre. L’aspect sombre et mystérieux de cette salle augmente encore la disposition qu’on éprouve à oublier la réalité pour les rêves de son imagination. Le pied foule sans bruit des nattes égyptiennes ; les murs sont couverts de sentences du Coran écrites en vers sur un fond noir, avec ces étranges caractères turcs qui ressemblent à des arabesques magiques. Du vestibule on passe dans un vaste salon, où une double rangée de vitraux représente toutes sortes de scènes champêtres. Les plafonds et les portes sont richement dorés, et le travail de ces dernières est exquis. De larges divans de velours cramoisi règnent tout autour de la pièce ; au milieu, un jet d’eau s’élance et retombe dans une cuve de porphyre. Tout est magnifique ; mais l’effet de l’ensemble est atténué par les singulières peintures des murailles, qu’un art fort imparfait a recouvertes de châteaux, de villages, de ponts, de ports de mer fantastiques, jetés pêle-mêle, avec plus d’imagination que de perspective, tandis que dans des niches au-dessus des portes sont réunis toutes sortes de jouets d’enfants, placés, comme des curiosités précieuses, sous des vitrines. Cette singulière collection avait été rassemblée par un des derniers khans, qui, prétend-on, venait chaque jour s’enfermer dans cette salle pour l’admirer en détail. Mais Mme de Hell lui pardonne cette puérilité et le bariolage des murs, en considération du ravissant jardin rempli de fleurs rares attenant au salon. La salle du Divan est d’une grande magnificence, et les moulures du plafond, en particulier, sont exquises. Mais chaque salle offre quelque preuve du goût et de l’opulence de ses anciens maîtres. Les moins intéressantes ne sont pas celles qui servirent d’appartement à la belle comtesse Potocki[1]. Cette jeune Polonaise, par une étrange destinée, inspira une passion violente à l’un des derniers khans de Crimée, qui l’enleva, et la fit maîtresse absolue de ce palais de fées, où elle languit dix ans dans les larmes et le regret de sa patrie. « L’officier russe, notre cicerone, nous fit remarquer une croix sculptée sur la cheminée de la chambre à coucher. Ce symbole mystérieux, au-dessus d’un croissant, traduisait éloquemment le côté poétique de cette vie de souffrances. Il me semblait, au milieu de ce

  1. Le poète polonais Mickiewicz lui a consacré un admirable sonnet.