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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

qu’un hasard jetait sur leur rivage. Les infortunes d’Oreste, immortalisées par le poète grec dans un drame grandiose et douloureux, ont attaché à jamais leur souvenir à cette côte sauvage et déserte. Aussitôt que Mme de Hell put distinguer la ligne de rochers qui se dessinait vaguement à l’horizon, elle demanda qu’on lui montrât le cap Partheniké, où la tradition place l’autel de la déesse farouche à laquelle la prêtresse Iphigénie fut sur le point de sacrifier son frère. Aidée du capitaine, elle découvrit enfin, sur une pointe de roc, une chapelle isolée qu’on lui dit être dédiée à la Vierge Marie, dont le culte doux et pur avait succédé à celui de la sanguinaire Taura, qui exigeait des victimes humaines.

En cet endroit, la côte est stérile et déserte ; une barrière de rochers semble exclure l’étranger de cette presqu’île, enviée des nations commerçantes et ravagée par les nations guerrières. Richement douée par la main libérale de la nature, la Crimée a toujours été un objet de convoitise pour les peuples d’Europe et d’Asie. Les races pastorales se sont disputé ses montagnes ; les peuples marchands, ses ports et son détroit ; des tribus guerrières ont planté leurs tentes dans ses vallons fertiles. Mais depuis le XVIIIe siècle toutes ces luttes avaient pris fin, et, sous la domination du czar, la Crimée jouissait alors d’une complète tranquillité, qui n’a été troublée qu’une fois par la guerre de 1855.

« La péninsule qui sépare la mer Noire de la mer d’Azof, dit M. Kinglake[1], était un coin presque oublié du globe, loin des grandes voies de commerce et des voyageurs, loin des capitales du monde européen. On y voyait rarement quelqu’un arrivant de Paris, de Vienne ou de Berlin. Y venir de Londres était un voyage bien plus difficile que de traverser l’Atlantique, et un fonctionnaire qui, dans cette province lointaine, recevait ses instructions de Saint-Pétersbourg obéissait à une autorité dont le bras s’étendait à travers la moitié de l’Europe. Le long des petits cours d’eau qui sillonnaient le sol s’élevaient des villages et se déroulaient d’étroites bandes de terre labourée, avec des jardins et des vignes fertiles ; mais la plus grande partie de cette Crimée n’était que steppes et montagnes arides, revêtus à l’occident d’herbe haute et dure, ou d’une petite plante parfumée. La majorité de ses habitants était de race tartare, mais ne ressemblait plus guère à ce qu’ils avaient été au temps où les nations

  1. Kinglake, Invasion of the Crimea.