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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

bouleverser Mme  de Hell, on lui montra l’endroit même où, l’année précédente, une jeune dame polonaise avait vu sa suite massacrée, et avait disparu elle-même sans qu’on eût pu retrouver son corps, ce qui faisait supposer qu’elle avait été emmenée captive, sort plus terrible que la mort. « Je voyais des brigands partout… Qu’on juge donc de ma terreur lorsque la brume, s’éclaircissant, nous permit de distinguer, à cent pas de la route, un groupe de cavaliers bien propre à réaliser les fantômes de mon imagination… Jamais je n’oublierai le regard de colère que chacun d’eux jeta en passant sur nos Cosaques. Du reste, ce fut la seule manifestation qu’ils se permirent, pour exprimer la haine qu’ils gardent au fond du cœur à tout ce qui leur rappelle la Russie. Sous la bourka noire qui les recouvrait à moitié, on voyait briller leurs pistolets et leurs poignards damasquinés. Au moment de disparaître à nos yeux, ils se dessinèrent en plein sur le sommet de la colline. Leur étrange aspect, leur tournure belliqueuse et leurs coursiers vigoureux empruntaient au brouillard quelque chose de fantastique qui me fit songer aux héros d’Ossian. »

Piatigorsk, célèbre par ses eaux minérales, était moins une ville qu’une réunion de gracieuses villas, habitées quelques mois de l’année par une aristocratie opulente. Tout y était brillant et coquet, avec ce cachet de luxe que les Russes aiment à répandre partout autour d’eux. Rien n’y blessait les yeux, rien n’y touchait le cœur ; il n’y avait point de pauvres, pas de cabanes, pas de traces de misère. C’était un paradis terrestre où princes et grandes dames, courtisans et généraux ne trouvaient que d’agréables images, choisies dans tout ce que l’art et la nature ont de plus ravissant. Des sources thermales jaillissent sur presque toutes les hauteurs environnantes, et les travaux qui y donnent accès font honneur au talent des ingénieurs et à la libéralité du gouvernement russe. Sur un des pics les plus élevés, on avait construit un édifice octogone, surmonté d’une jolie coupole azurée, reposant sur des colonnes sveltes et élégantes, qu’environnait à leur base une gracieuse balustrade. Sous ce petit temple, le vieux médecin des eaux, le docteur Conrad, passionné pour la musique en véritable Allemand, avait placé une harpe éolienne dont les sons mélancoliques se prolongeaient doucement jusque dans la vallée. Du haut de cette terrasse on avait une vue incomparable.

En quittant Piatigorsk, la route de nos voyageurs suivait la large et profonde vallée de la Pod-Kuma, dont le cours est bordé à droite par des rochers amoncelés, semblables des vagues pétrifiées, et présen-