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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

choisit un de ses meilleurs officiers, un jeune prince tartare, possesseur d’un faucon admirablement dressé dont il ne se séparait jamais ; aussi, en le présentant aux voyageurs, le général, toujours préoccupé des privations qui les attendaient, leur dit en riant : « Maintenant ma conscience est en repos ; je vous ai donné un brave soldat pour vous défendre, et un compagnon de route qui ne vous laissera pas mourir de faim. »

Ce faucon fut un amusement pour Mme de Hell et réussit à la distraire des ennuis de la route, très mauvaise, et du temps, qui ne l’était pas moins. Pendant trois mortels jours, l’orage les retint dans une misérable masure où ils manquaient des choses les plus nécessaires, et où la jeune femme avoue qu’elle se sentait prise d’accès de désespoir. Enfin ils purent se remettre en marche. Leur caravane offrait un coup d’œil original et plaisant ; trois chameaux traînaient la britschka, tandis que plusieurs chevaux, montés par les Cosaques de l’escorte, suivaient avec les chameaux chargés des bagages. Tous les hommes étaient armés jusqu’aux dents, de peur d’une attaque des bandes de Kalmouks pillards qu’on leur avait signalées dans les environs, et le prince barbare chevauchait à la portière, son faucon sur le poing, tout prêt à transmettre les ordres à l’escorte, ou à s’élancer au galop au moindre signal de danger, tandis que le drogman se prélassait sur le siège avec un air de majestueuse indifférence. Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent sur le bord de la mer Caspienne, dont les rivages leur parurent affreux. « Un ciel gris d’une teinte blafarde, traversé de temps à autre par des nuages noirs et pesants, donnait au sable, à la plage déserte, aux côtes basses et découpées qui allaient s’unir à la mer, quelque chose de terne, de lourd, de sinistre. Le même linceul funèbre semblait envelopper les maisons de bois bâties dans le sable… Je ne reconnaissais plus notre planète, et j’en étais à me demander si quelque nécromant ne m’avait pas jetée dans un de ces mondes relégués si loin du soleil, que ses rayons n’y transmettent qu’une ombre de vie. »

Pendant les six semaines qui suivirent, M. de Hell parcourut le steppe pour ses études scientifiques, et sa femme trouva un grand charme de nouveauté à vivre ainsi sous la tente, « en vrais Kalmouks, » seuls dans l’immense plaine, ne rencontrant même de campements qu’à de longs intervalles. Elle en arrivait à comprendre l’amour passionné de ces hordes demi-sauvages pour leur désert et leurs kibitkas. Ce fut avec regret qu’elle leur dit adieu pour rentrer dans les régions habitées.