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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

presque jamais qu’à de vieux derviches qui recevaient ses aumônes et entretenaient ses idées extravagantes. »

Son médecin a donné quelques curieux détails sur sa manière de vivre pendant ses dernières années. Elle ne se levait qu’entre deux et cinq heures de l’après-midi, et ne se couchait guère qu’à l’heure correspondante, au milieu de la nuit. Elle ne commençait sa journée qu’au coucher du soleil ; mais ses serviteurs ne restaient pas oisifs ; elle leur traçait leur tâche la veille. Cette première occupation achevée, elle écrivait des lettres et se plongeait dans des conversations sans fin, qui semblent avoir été son seul, ou du moins son principal plaisir. Elle manifestait une répugnance naturelle chez une personne de son tempérament à mettre fin à sa journée en allant se livrer au sommeil. Son lit était presque celui d’un soldat : quelques planches clouées sur des tréteaux bas et recouvertes d’un unique matelas, quelques oreillers de soie et deux ou trois couvertures de laine le composaient. Mais elle avait pour habitude de ne jamais le trouver fait à son goût, et ses servantes étaient obligées chaque soir de le refaire en sa présence. Lorsque enfin elle était couchée, vêtue pour la nuit d’une veste blanche ouatée, d’une courte pelisse avec un turban sur la tête, un châle et un voile de laine attaché sous le menton comme pendant le jour, attirail avec lequel il semble difficile qu’elle pût dormir à l’aise, on allumait les lampes pour toute la nuit, et une de ses femmes se couchait tout habillée sur un matelas étendu sur le plancher. Personne du reste dans la maison de lady Hester ne pouvait jouir d’un instant de repos ; sa sonnette se faisait entendre sans interruption, réveillant les malheureuses servantes, qui accouraient pour exécuter des ordres oubliés aussitôt que donnés.

Sa chambre était simple, à peine différente de celle de nos paysans. Dans deux niches profondes étaient amoncelés des objets de toute sorte avec un désordre absolu. Elle ne possédait ni montre ni horloge, et quand son médecin lui demandait pourquoi elle n’avait jamais acheté une chose aussi nécessaire à l’ordre et à la régularité d’une maison, elle répondait : « Parce que je ne puis supporter rien qui soit contre nature ; le soleil est pour le jour, la lune et les étoiles pour la nuit ; c’est par eux que j’aime à mesurer le temps. »

Tels étaient l’étrange intérieur et l’existence plus étrange encore de la petite-fille de lord Chatham. Il est impossible de ne pas déplorer l’obstination et l’égoïsme exagérés qui avaient amené à une telle