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LES VOYAGEUSES ANGLAISES

notre héroïne, — une femme qui franchit seule les montagnes Rocheuses mérite assurément ce titre, continua à marcher dans l’obscurité et la solitude ; la prairie monotone se déroulait toujours devant elle, et au firmament brillaient les froides constellations. Par intervalles elle entendait le hurlement du loup des prairies, et le mugissement de troupeaux lointains lui faisait espérer de rencontrer enfin une habitation ; mais rien n’apparaissait dans ce désert sauvage, et elle éprouvait un désir poignant de voir une lumière ou d’entendre une voix, tant cette solitude l’oppressait. Le froid était glacial, et une gelée blanche couvrait le sol. Enfin l’aboiement d’un chien parvint à ses oreilles, et ensuite le son peu poétique d’un juron proféré par une voix humaine. Elle vit briller des lumières, et quelques instants après elle se trouvait dans une grande ferme, à onze milles de Denver, où une hospitalité cordiale réconforta la voyageuse attardée et brisée de fatigue.

Un autre épisode tragi-comique marqua son voyage de Esteo-Park à Long Mount, promenade à cheval d’environ cent milles, par le froid mordant d’une matinée de décembre.

« Nous nous levâmes le mardi avant le jour, et nous déjeunâmes à sept heures… Je ne pris qu’un kilogramme de bagages, des raisins secs, le sac de la poste aux lettres et une couverture supplémentaire sous ma selle. Un soleil pourpre se levait en face de nous. Si j’avais su ce qui lui donnait cette couleur, je ne serais certes pas allée plus loin. Des nuages, que je prenais pour les brouillards du matin, montaient teintés de rose et, s’entr’ouvrant, laissaient voir le disque du soleil, aussi violet que les vases de la devanture d’un pharmacien. Nous ayant permis de contempler leur roi, ils redescendirent alors sous la forme d’un brouillard dense ; le vent tourna, et il ne tarda pas à geler à pierres fendre. Birdie et moi nous ne fûmes bientôt plus qu’une masse d’aiguilles de glace. Je galopais, espérant toujours sortir de ce brouillard, et ne pouvant voir à un mètre devant moi ; mais il s’épaississait toujours, et je fus contrainte de remettre ma monture au trot. Tout à coup une figure humaine, aussi gigantesque que les spectres du Brocken, se dressa devant moi ; au même moment j’entendis un coup de pistolet tout près de mon oreille, et je reconnus « Mountain Jim », couvert de glaçons de la tête aux pieds et paraissant avoir vieilli de cent ans, avec sa chevelure toute blanche. C’était certes une mauvaise plaisanterie, un vrai tour de desperados ; mais il valait mieux la prendre du bon côté, quoiqu’il y eût bien de