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LES VOYAGEUSES ANGLAISES

ascension à cheval par de délicieuses échappées qui leur montraient des sommets dorés et couronnés de rose, et ils continuèrent leur route à travers cette obscurité, faite à elle seule pour impressionner l’imagination. C’est le silence de la forêt qui en fait le mystère. Les seuls bruits sont le frôlement de l’air dans les branches, le son d’un rameau mort qui se détache et tombe, la voix rarement entendue d’un oiseau qui passe, et tout cela ne fait qu’augmenter ce silence par l’effet du contraste. Seul dans cette obscurité profonde, il est difficile au voyageur de résister à la sensation d’une présence surnaturelle, et on en arrive à comprendre comment des légendes fantastiques et d’effrayantes traditions se sont développées et se sont attachées à ces forêts, qui semblaient aux races primitives peuplées de créatures d’un autre monde, de fantômes nés du silence et de la nuit.

À mesure qu’ils montaient, les pins devenaient plus rares, et les derniers avaient un aspect misérable et piteux. Ils avaient franchi le seuil de la forêt ; mais, un peu au-dessus d’eux, une prairie s’étendait au sud-ouest sur le penchant de la montagne ; au bord d’un joli ruisseau qui courait sous les glaçons, et dans un bouquet de beaux sapins argentés, nos voyageurs résolurent de camper pour la nuit. Les arbres n’étaient pas très grands, mais groupés d’une façon si parfaite qu’on aurait pu se demander quelle main d’artiste les avait plantés. « Chaque fois que j’évoque un souvenir d’une beauté supérieure, je vois apparaître la vue que nous avions de ce campement. À l’est, des percées s’ouvraient sur les plaines lointaines, qui s’évanouissaient dans une brume grise et violette. Des montagnes dont la base était environnée de sapins s’élevaient à la suite les unes des autres, ou dressaient, solitaires, leur crête grisâtre, tandis qu’absolument derrière nous, mais à mille mètres plus haut, nous dominait la tête chauve et neigeuse du Long’s-Peak, dont les précipices énormes reflétaient encore les rougeurs d’un soleil depuis longtemps disparu à nos yeux. La neige perpétuelle qui séjourne sur le versant caverneux du pic descendait tout proche de nous. Avant que les derniers rayons du jour eussent disparu, le croissant énorme de la lune se montra dans le ciel, argentant les branches des pins, et sa lumière, tombant sur cette neige qui faisait un fond sinistre au tableau, transforma tout cela en un vrai pays de fées. »

Ce passage, comme tout l’ensemble des livres de miss Bird, nous prouve qu’elle possède ce tempérament d’artiste que chaque voyageur devrait posséder, et que si elle ne peut transporter sur la toile