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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

hôtes, et auquel elle-même ne parut pas ; elle était fort sobre et se contentait de pain et de quelques fruits. Aussitôt après elle fit rappeler Lamartine, qui la trouva en train de fumer une longue pipe orientale ; elle lui en fit apporter une. Accoutumé à voir les femmes les plus élégantes de l’Orient se livrer à cette occupation, il ne fut ni surpris ni choqué de l’attitude gracieuse et nonchalante de lady Hester, ni des légers nuages de fumée odorante qui s’échappaient de ses belles lèvres. Ils revinrent longuement sur le sujet favori, « le thème unique et mystérieux de cette femme extraordinaire, magicienne moderne, rappelant tout à fait les magiciennes fameuses de l’antiquité, Circé des déserts. Il me parut que les doctrines de lady Hester étaient un mélange habile, quoique confus, des différentes religions au milieu desquelles elle s’est condamnée à vivre : mystérieuse comme les Druses, dont seule peut-être au monde elle connaît le secret mystique ; résignée comme le musulman, et fataliste comme lui ; avec le juif attendant un Messie, et avec le chrétien professant l’adoration du Christ et la pratique de sa charitable morale. Ajoutez à cela les couleurs fantastiques et les rêves surnaturels d’une imagination teinte d’Orient et échauffée par la solitude et les méditations, quelques révélations peut-être des astrologues arabes… Mais cette femme n’est point folle. La folie n’est point écrite dans son beau et droit regard ; la folie ne s’aperçoit nullement dans la conversation élevée, nuageuse, mais soutenue, liée, enchaînée et forte de lady Hester… La puissante admiration que son génie a excité et excite encore parmi les populations arabes qui entourent les montagnes prouve assez que cette prétendue folie n’est qu’un moyen. Aux hommes de cette terre de prodiges, à ces hommes de rochers et de déserts, dont l’imagination est plus colorée et plus brumeuse que l’horizon de leurs sables et de leurs mers, il faut la parole de Mahomet ou de lady Hester Stanhope, il faut le commerce des astres, les prophéties, les miracles, la seconde vue du génie[1]. »

Elle voulut montrer elle-même son jardin au poète, dont le nom, déjà célèbre, n’avait pas encore pénétré dans sa solitude, trop éloignée des bruits du monde.

« Des treilles sombres, dont les voûtes de verdure portaient, comme des milliers de lustres, les raisins étincelants de la terre

  1. Lamartine, Voyage en Orient.