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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

reuse. Cependant nous arrivâmes au camp vers sept heures, sans accident. Un marchand de soieries de la ville nous y attendait pour nous offrir ces moelleuses soies de Chypre, déjà célèbres au temps de Boccace. Elles ont l’apparence de la popeline, et les plus jolies sont, je crois, celles qui n’ont pas été teintes et gardent la couleur naturelle du coton depuis le blanc crème jusqu’à l’or le plus foncé. Certaines personnes préfèrent un gris ardoisé, que l’on fabrique en très grandes quantités, mais que je trouve fort laid. »

C’est en bavardant ainsi que lady Brassey nous emmène à sa suite, flânant en chemin, ne nous apprenant rien de très neuf, mais décrivant tout ce qui frappe ses yeux avec le naturel le plus parfait. On ne peut la juger comme on ferait d’un écrivain ; elle a de la facilité, de la précision, mais jamais elle ne s’élève à l’éloquence, et ses réflexions ont la même simplicité que son style. Comme voyageuse, elle mérite la célébrité qu’elle a obtenue. Ses nombreuses traversées réunies font un total de près de seize mille kilomètres, ce qui est assez beau pour une femme, même pour une Anglaise. Son mérite est d’autant plus grand, que loin, comme on pourrait le croire, de se sentir « chez elle » sur son navire, elle a toujours sérieusement souffert du mal de mer ; et voici ce qu’elle écrit en entrant dans le port de la Valette, au retour de son voyage d’Orient :

« Je crois avoir triomphé enfin au bout de dix-huit ans, et le mauvais temps que nous avons eu presque continuellement depuis Constantinople, cinq coups de vent en onze jours, a pourtant, j’espère, réussi à me donner le pied marin. Depuis deux jours, je sais enfin ce que c’est que se trouver tout à fait bien en mer, même par les gros temps, et de manger mes repas avec appétit, voire même de lire et d’écrire, sans qu’il me semble que ma tête appartienne à une autre personne qu’à moi. »

Lady Brassey est morte en mer, sur son yacht, dans le cours d’un nouveau voyage, à la fin de 1887.