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MADEMOISELLE ALEXINA TINNÉ

noms de Speke et de Grant, de Baker et de Petherick, voir de ses propres yeux la vaste nappe bleue du lac Victoria, remonter jusqu’à sa source même le cours du Nil ; mais les autorités indigènes mirent en travers de sa route des obstacles insurmontables. En outre, l’expédition fut interrompue par les fièvres, dont elle et la plupart de ses serviteurs furent victimes ; la maladie l’attaqua, elle en particulier, avec tant de violence qu’elle faillit y succomber. Dès qu’elle fut rétablie, elle consacra son temps à étudier les mœurs et les habitudes des tribus qui habitent dans le voisinage de Gondokoro. Ce sont des Baris, très ignorants et très superstitieux, mais peu cruels par nature. Le métier le plus avantageux parmi eux est celui de sorcier, auquel se joint l’emploi de médecin. Quand un Bari tombe malade, il court consulter le punok, reçoit de lui quelque recette infaillible et grotesque…, et il est guéri : sa foi dans le remède prescrit en fait l’efficacité. Un de ces magiciens eut l’adresse de persuader aux nègres qu’il était immortel, et il en obtint d’énormes présents de bétail et d’autres hommages en nature. Malheureusement il déblatéra avec véhémence contre la conduite des Égyptiens qui, n’entendant pas la plaisanterie, le mirent à mort. Ses dupes se rassemblèrent autour de son cadavre, attendant patiemment qu’il revînt à la vie ; elles ne commencèrent à douter de sa parole que lorsque le corps se décomposa sous leurs yeux.

Parmi les sorciers baris, « celui qui appelle les pluies » exerce une grande influence, et au moment des sécheresses le peuple est prodigue envers lui de fruits, de bétail, de menus objets, pour le décider à faire descendre des nuages l’averse rafraîchissante. Cependant toute médaille a son revers, et, si après les rites accomplis la sécheresse continue, il arrive assez souvent que la population désappointée vient assaillir la maison du khodjan, le traîne dehors et lui ouvre le ventre sans autre forme de procès, sous ce prétexte que les nuages y doivent être enfermés, puisqu’ils ne répondent pas à l’appel. Il y a bien peu d’années qui ne voient périr ainsi l’un de ces sorciers, à moins qu’il n’ait l’habileté de s’évader avant que sa tromperie soit dévoilée.

De Gondokoro, Mlle Tinné revint directement à Khartoum, où la colonie européenne la reçut avec applaudissements. Mais cette nature aventureuse et agitée ne pouvait longtemps supporter le fardeau de l’inaction. Un de ses projets ayant échoué, elle en conçut immédiatement un autre, et, avec l’énergie et l’audace qui la caractérisaient,