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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

convenait d’une façon singulière au tempérament romanesque et rêveur d’Alexina Tinné. Elle avait réalisé ses rêves ; elle vivait en plein conte des Mille et une Nuits, et elle y jouait le principal rôle. Dans les différents villages où s’arrêtait l’expédition, elle aimait à faire son entrée à cheval, suivie d’une escorte armée, éblouissant les indigènes de sa beauté et de sa magnificence, les gagnant par ses prodigalités et recevant d’eux tous les hommages dus à celle qu’ils prenaient pour une fille du sultan ; car ils ne pouvaient attribuer un rang moins élevé à une personne qui montrait cette assurance hautaine. De plus, leurs cœurs étaient gagnés par son évidente sympathie pour une race opprimée et foulée aux pieds. Il lui arriva une fois de rencontrer un pacha égyptien qui revenait d’une razzia avec un troupeau d’esclaves ; elle le supplia de remettre ces infortunés en liberté, et comme il s’y refusait, elle en acheta huit séance tenante, leur enleva leurs liens et leur remit des provisions. On a traité cela d’action à la don Quichotte ; mais on devrait y voir, au contraire, un généreux élan d’enthousiasme bien féminin, qui peut racheter les nombreuses imperfections du caractère de Mlle Tinné, et lui faire pardonner les petites vanités derrière lesquelles disparut parfois le motif sérieux de son entieprise. Son cœur éprouvait toutes les impulsions élevées, et, au milieu des jouissances que lui procurait son voyage, elle ne cessait de souffrir profondément du misérable état où elle voyait les pauvres nègres, victimes de ce honteux trafic.

Le commerce des esclaves avait éveillé de tels sentiments de vengeance et de haine parmi les tribus riveraines du Nil, que la traversée du fleuve était devenue dangereuse et le voyage par terre presque impossible. Les indigènes croyaient voir dans tous les blancs un turc et un marchand d’esclaves ; et quand une barque se montrait à l’horizon, les mères terrifiées criaient à leurs enfants : « Les Tourkés, les Tourkés, les Tourkés arrivent ! » Le fez rouge ou tarbouk éveillait une aversion particulière. « C’est la couleur du sang fraîchement versé, disait un nègre aux siens, elle ne pâlit jamais ; le Turc la retrempe sans cesse dans le sang du pauvre noir. »

Cependant ils apprirent à faire une différence entre les barques des marchands d’esclaves et le steamer d’Alexina. Deux ou trois fois ils se hasardèrent à aborder le petit navire, très timidement d’abord, puis sans frayeur. « La dame qui commande ici, disaient-ils, n’est-elle pas la sœur de notre sultan ? Vient-elle pour nous secourir ou pour nous persécuter ? » Lorsqu’on leur expliquait le caractère tout paci-