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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

de nombreux marchands étrangers. On y voit, comme dans toutes les villes chinoises, des industries et des industriels de toute sorte les porte-faix chargés de thé en briques, les restaurateurs ambulants, avec leurs fourneaux toujours allumés, y campent sous leurs auvents formés de deux perches soutenant un tapis de feutre ; des bonzes mendiants sont assis derrière une table, sur laquelle est un Bouddha en cuivre et une sébile, et frappent du tam-tam ; devant les étalages des boutiques se tiennent les revendeurs chinois, prônant à haute voix leurs marchandises. Des Tartares aux jambes nues, au costume déguenillé, y poussent devant eux, sans s’inquiéter des passants, des troupeaux de bœufs et de moutons ; des Thibétains s’y font reconnaître à leurs habits somptueux, à leur toque bleue à rebord en velours noir et à pompons rouges, à leurs longs cheveux flottants dans lesquels sont fixés des joyaux d’or et de corail. Des chameliers du Turkestan, coiffés du turban et portant une longue barbe noire, conduisent avec des cris étranges leurs chameaux chargés de sel ; enfin les lamas mongols aux habits jaunes et rouges, avec la tête complètement rasée, passent au grand galop, cherchant à faire admirer leur adresse à diriger leurs chevaux indomptés. De temps en temps j’aperçois un marchand sibérien avec sa polonaise doublée en fourrure sur une redingote de drap noir, ses grandes bottes à l’écuyère et son large chapeau de feutre…

« Me voici dans la rue des marchands d’habits ; c’est à eux que j’ai affaire. Il y a beaucoup plus de fripiers que de magasins de costumes neufs. Ici on n’éprouve pas la moindre répugnance à s’habiller avec la défroque d’autrui, bien heureux si le revendeur daignait la faire nettoyer… Enfin voilà un magasin élégant ; le maître est un petit vieillard propret, le nez armé de lunettes formidables, mais qui ne cachent pas tout à fait ses yeux malins ; trois jeunes commis se succèdent devant la boutique, apportant des tuniques en cotonnades qui servent de chemises, des vestes ouatées, des pelisses de soie doublées de peaux de moutons, et même des robes d’apparat ; ils les drapent autour d’eux et les font admirer aux passants en criant d’une voix de fausset leur qualité et leur prix. Je me suis laissé tenter ; j’ai acheté, entre autres choses, une pelisse en soie bleue doublée de laine blanche, fine et douce comme de la soie ; elle provient de la célèbre race des moutons ong-ti. Je l’ai payée peut-être le double de sa valeur ; mais le maître de l’établissement a été si persuasif, si irrésistible, que je me suis laissé faire et que j’ai dû m’en aller, parce qu’il aurait été capable de