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FRÉDÉRIKA BREMER

« Nous ne sortirons pas de cette maudite rue ! Voici un grand rassemblement qui nous barre le passage ; on vient de placer des affiches à la porte du chef de police du quartier ; on les lit à haute voix, on les déclame sur un ton ampoulé, pendant que mille commentaires, plus satiriques, plus impitoyables que le texte, se produisent au milieu des éclats de rire.

« Cette liberté de la moquerie, de la pasquinade et de la caricature appliquée aux mandarins et aux dépositaires de l’autorité, est un des côtés les plus originaux des mœurs chinoises. En Chine, on est libre d’imprimer et d’écrire ce qu’on veut ; les rues sont littéralement tapissées d’affiches, de réclames et de sentences philosophiques. Un poète a-t-il rêvé la nuit quelque strophe fantastique, vite il l’imprime en gros caractères sur du papier bleu ou rouge, et il l’expose à sa porte ; c’est un moyen ingénieux de se passer d’éditeurs. Aussi peut-on dire que les bibliothèques sont dans les rues ; non seulement les façades des tribunaux, les pagodes, les temples, les enseignes des marchands, les portes des maisons, l’intérieur des appartements, les corridors sont remplis de maximes de toute sorte, mais encore les tasses à thé, les assiettes, les vases, les éventails sont des recueils de poésies. Dans les plus pauvres villages, où les choses les plus nécessaires à la vie manquent complètement, on est sûr de trouver des affiches.

« La foule ne faisant que s’accroître, nos ting-tchaï nous assurèrent que nous pourrions gagner à pied la Grande-Avenue par un passage couvert qui s’ouvrait sur notre droite comme la gueule d’un four. Ce passage, affecté au commerce de bric-à-brac, est tout simplement une ruelle obscure où l’on peut à peine passer deux de front, couverte en mauvaises planches, pavée en terre et à demi éclairée en plein jour par des lampes fumeuses alimentées à l’huile de ricin. Ce ne sont plus des boutiques qu’on entrevoit dans ce couloir, ce sont d’informes amas de vieilles planches, dressées au hasard les unes contre les autres, et soutenues par des piles de marchandises de tout genre. Il paraît cependant qu’il y a des objets de grande valeur au milieu de ces vieilleries.

« Qu’on juge avec quel plaisir nous avons retrouvé l’air pur, le ciel bleu et tout le confortable de nos appartements du Tsing-Kong-Fou.»

Ayant fait cinq fois par mer le voyage de Chine en Europe, M. et Mme de Bourboulon avaient résolu d’effectuer par terre leur