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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

manifestant cette hardiesse et cet amour de l’indépendance qui furent ses traits distinctifs, dressant et montant les chevaux les plus rétifs, et scandalisant la société à laquelle elle appartenait par son dédain du qu’en-dira-t-on. Elle tenait de ses parents une grande force de caractère, des facultés intellectuelles d’un ordre supérieur, et sans doute une bonne part de son excentricité. Une éducation très étendue développa ses facultés, et, lorsqu’elle devint une femme, ses jugements pénétrants sur les hommes et les choses la firent traiter avec respect dans les cercles politiques les plus élevés. Son oncle, le second Pitt, « le pilote de l’Angleterre à travers la tempête », selon l’expression poétique, quoiqu’il soit en réalité mort au moment où cette tempête était dans toute sa force, recherchait souvent les conseils d’Hester, qui était fière de les lui donner ; car son admiration pour le célèbre homme d’État n’avait pas de bornes. Dans les derniers mois de sa vie, déjà frappé d’une maladie mortelle et succombant sous le poids des désastres politiques, il fut entouré des soins infatigables de sa nièce, et ce fut à elle qu’au lendemain de la bataille d’Austerlitz il adressa ce mot mémorable, si tragique dans sa brève expression de découragement : « Roulez cette carte (la carte d’Europe), d’ici à deux ans on n’en aura plus besoin. »

Après la mort de Pitt, lady Hester abandonna le monde brillant où elle était fêtée et admirée, quoique son esprit mordant et satirique lui eût fait peu d’amis, et quitta pour jamais l’Angleterre. La société ne put s’expliquer cette défection ; qu’une femme de haute naissance et en possession d’une opulente fortune renonçât volontairement aux avantages de sa situation était un problème insoluble pour des esprits ordinaires, et elle partagea avec lord Byron l’avantage de défrayer la curiosité et les suppositions du public. Sa singulière indépendance de pensée et de caractère l’avait déjà investie d’une fâcheuse réputation d’excentricité, et cette excentricité eut tout le bénéfice du parti qu’elle venait de prendre. Quelques personnes, pour lui donner un reflet romanesque, attribuèrent sa détermination à des sentiments secrets pour un jeune général anglais tombé sur un des champs de bataille de l’Espagne ; d’autres, se rapprochant davantage de la vérité, n’y virent que le goût des aventures. Mais au fond le motif dominant était l’orgueil, un orgueil colossal, absorbant, que pouvaient seuls satisfaire le pouvoir et la première place. La mort de son oncle lui ôtait forcément toute influence dans les conseils des ministres, et la vie mondaine n’ouvrait pas un champ