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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

« À partir de Steinbock, la vallée se resserre entre deux hautes murailles ; la voix des ruisseaux et des torrents grandit, car, gonflés par les pluies, ils se précipitent du haut des glaciers jusque dans la vallée et la rivière. Voici le Staubbach, pareil à une pluie d’argent poussée çà et là par le vent sur le champ dont elle entretient la verdure ; là le violent Trommelsbach, qui sort tout écumant d’une brèche des rochers ; plus loin le Rosenbach, plus violent encore, et que la Jungfrau déverse de sa corne d’argent. De tous côtés, de près ou de loin, c’est un bruit de flots, un mugissement de vagues, un jaillissement d’écume, au-dessus, au-dessous, devant moi, produit par cent sources cachées ; et le long de ma route bondit, plus folle encore, la Lutschine grossissante. C’est trop ; je ne puis supporter même mes propres pensées. Je suis la proie d’une ondine sauvage, qui enlace ses admirateurs dans ses bras pour les attirer au fond des ondes ; et les montagnes géantes deviennent toujours plus hautes, la vallée plus étroite, plus sombre, plus désolée. Je me sens oppressée, écrasée, pour ainsi dire, par ce spectacle ; cependant je continue ma route. La scène est mélancolique ; mais grandiose, et cet aspect de la nature exerce une puissante fascination, tout en nous ébranlant. Les ombres du soir descendent déjà, quand j’aperçois devant moi, dans la profondeur obscure, un immense mur d’eau d’une blancheur grisâtre, comme une poussière humide, qui tombe avec un bruit de tonnerre d’une haute montagne. Ce mur semble fermer toute issue. C’en est assez ! Je salue la géante, la grande Schmadrebach, la mère de la Lutschine, et je retourne sur mes pas : il ne fait pas bon rester ici, et, pour une simple mortelle, la société des Titans est plus agréable à distance.

« À mon retour à Interlaken, les Titans me favorisèrent du plus merveilleux spectacle, et ce fut avec une joyeuse admiration que je quittai leur voisinage. Ces grandes puissances, qui terrifient, savent aussi nous enchanter. Les rayons du soleil couchant animaient des couleurs les plus vives les pics et les champs de neige ; la hautaine Jungfrau se teintait de rose ; les glaciers bleus étincelaient, et plus s’abaissait le soleil, plus rayonnaient les sommets des Alpes. Plus tard encore, une nouvelle surprise m’attendait : la tête de la Jungfrau parut environnée d’une auréole suave, dont l’éclat et la beauté grandirent jusqu’au moment où la lune, dans toute sa splendeur, s’avançant lentement, vint se placer comme un diadème sur le front de la géante. »